Roman

Madame L'ambassadrice
(Marc) . (9)

L'avion effleure le tarmac. Le train d'atterrissage accroche la piste avec un léger chuintement, et les voyageurs de la classe touriste applaudissent le commandant Rivière qui vient de poser le Boeing d'Air Maroc sur l'Aéroport d'Orly avec la plus parfaite douceur. Sandra déteste cette coutume qui transforme la carlingue en arène de cirque et le pilote en singe savant. Pour certains, le jeu avec la mort remplace avantageusement celui du sexe.

--Tu parais bien sombre, Sandra.
Marc a déjà débouclé sa ceinture et s'apprête à quitter son siège. Il n'attend pas de réponse. Depuis qu'ils ont quitté avec précipitation le Café Américain, Sandra a refusé de lui parler. Marc n'a pas insisté. Il sait que, dans le confort et l'intimité d'un appartement, ce qu'il a à dire trouvers plus facilement un écho.
Marc abandonne Sandra le temps d'aller chercher sa voiture au parking. Frissonnante dans sa robe légère, elle attend immobile devant les portes à ouverture automatique. Quand Marc arrive à sa hauteur, il descend lui ouvrir la portière et doit presque la pousser pour la faire entrer dans le véhicule.
La BMW roule à vive allure vers Paris. Sandra essaie de contenir la rage qu'elle sent monter en elle. Elle décide de ne pas parler, de le laisser s'expliquer, s'enferrer. Elle ne dira rien, car elle sait que, si elle ouvre la bouche, il n'en sortira qu'un hurlement. Comme dans un rêve, elle se revoit dans le bureau d'Ice, figée, transformée en statue.
--Viens, partons, a dit Marc.
Elle n'a revu personne, ni la directrice du Café Américain, ni Laure, ni Mario. Elle a simplement quitté cet endroit en poussant la porte. Un goût amer lui remonte à la bouche quand elle repense aux heures d'angoisse que lui a values sa misérable tentative de fuite.
La voiture s'engage sur le périphérique Sud. A la porte d'Auteuil, Marc emprunte la bretelle de dégagement, puis, par la rue d'Auteuil, gagne l'avenue Théophile-Gautier. Il s'arrête devant un immeuble moderne à la façade de verre lisse. Sandra ne montre pas la moindre surprise quand il entre dans le hall de l'immeuble, ni quand il s'arrête devant une lourde porte en teck au quatrième étage. Il fait tourner la clé dans la serrure et annonce :
--Notre appartement, Sandra.

Elle pénètre dans une vaste entrée blanche. Devant elle s'ouvre un salon double, spacieux, moderne, décoré avec un goût simple et sûr. Sandra ne remarque aucun de ces détails. Elle marche droit sur le canapé et s'y laisse tomber.
Marc a un geste d'agacement, qu'il réprime très vite. La partie sera dure à jouer, et il n'est pas du tout sûr de la gagner. Il se doit d'être prudent.
Il s'approche de Sandra, s'assied à ses côtés et tente de lui prendre la main. Elle se dégage brutalement.
--Sandra...
Il hésite, cherche son regard, puis reprend d'une voix ferme :
--Je sais que tu attend des explications, et j'ai tout a fait l'intention de te les donner. Je peux t'assurer qu'elles seront à la hauteur de ce que tu viens de vivre.
Elle se retourne vers lui, et son regard est chargé de haine. Inébranlable, il continue :
--Nous sommes tous deux harassés. Je vais te proposer un marché : détends-toi, prends un bain, change-toi, essaie de rentrer dans ta peau. J'en profiterai pour improviser un dîner et nous parlerons en adultes, au dessert. Qu'en penses-tu ?
Sandra le regarde sans comprendre.
--Est-ce que tu te rends compte de ce que tu me demandes ! hurle-t-elle.
Les pupilles dilatées les narines frémissantes, elle est prête à bondir. Mais dans les yeux qui la couvent elle ne voit que de la tendresse.
Sandra est trop tendue. Elle n'a plus le choix. L'hystérie la gagne et elle se met à sangloter convulsivement, frappant le coussin du canapé, se mordant les mains. Elle se lave de ces deux mois où il s'est servi d'elle. Absorbée par sa douleur, elle ne voit pas Marc se lever et se diriger d'un pas rapide vers la chambre.
Il revient plus tard, la soulève dans ses bras et la porte jusqu'à la salle de bains. Il la déshabille avec douceur, la plonge dans un bain tiède et parfumé. Elle se laisse faire avec la docilité d'une enfant quand il lui masse le dos et la nuque.
--Détend toi Sandra, murmure-t-il.
Puis il la sèche avec une grande serviette chaude et la couche dans le lit à deux places. Il lui effleure le front d'un baiser et quitte la pièce en silence. Quand il referme la porte, Sandra est dé^à endormie.



Seul le tintement des glaçons dans son verre trouble le calme de l'appartement. Assis dans un des fauteuils du salon, près de la grande baie vitrée, Marc boit son troisième gin. Pendant de longues heures, il regarde les lumières de Paris se refléter sur la Seine.



La clarté du jour réveille Sandra. Pendant quelques secondes, elle ne sait plus où elle se trouve. Puis elle se souvient de la veille, elle se redresse brusquement. A côté d'elle la place est vide. Avec un soupir de soulagement, elle passe le peignoir vert posé sur le dossier d'une chaise et déambule dans l'appartement, qu'elle explore à la manière d'un chat. Dans la cuisine, elle prépare du café, trouve de quoi faire des toasts et des oeufs brouillés.
Marc est endormi dans le fauteuil, tout habillé. Sa tête est penché sur son épaule. Son verre a roulé par terre, sur la moquette. Le sommeil enlève à son visage toute sa dureté. Ainsi abandonné, elle trouve qu'il ressemble à Hansel, l'enfant blond de la forêt.
--Marc...
Il ouvre les yeux, lui sourit.
--J'ai préparé le petit déjeuner, dit-elle. Tu as le temps de prendre une douche.


Habillés, restaurés, ils se retrouvent face à face. Sandra est très calme. Elle parle la première :

--Je n'ai pas envie de rester entre ces quatre murs. Sortons.
Il sourit à nouveau, réprime un geste tendre qui pourrait être mal compris.
--D'accord. Où veux-tu aller ?
--Je ne sais pas... Dans un jardin, non ?
Au jardin des plantes, ils déambulent dans les allées, désertes à cette heure matinale entre les cyperus papyrus et les dendrobium nobile.
--Sandra, commence Marc d'une voix hésitante, il y a bien des choses dans ma vie dont je n'ai jamais pu te parler. Quelle que soit la façon dont tu jugeras mes actes, ma conduite, je voudrais que tu saches que je t'aime..., que je t'ai toujours aimée.
Il cherche son regard, mais elle se dérobe.
--Je t'écoute, Marc.
Il prend une profonde inspiration et parle comme on se jette à l'eau.
--Tout a commencé il y a longtemps, avant même que je te rencontre. J'étais un garçon de bonne famille, diplomate à l'avenir prometteur. A la fin de mes études, quand j'ai rencontré James, nous rêvions de grandes missions, de voyages à l'étranger...
James. Sandra croyait avoir oublié son nom. Elle ne dit rien mais constate avec humeur que ce souvenir est toujours douloureux.
--...enfin, nous avions des idées très romantiques sur le métier que nous avions choisi. Ton père, quand nous avons fait sa connaissance, nous a bien vite ramenés à des notions plus réalistes. Il nous a pris sous son aile, nous guidant dans le labyrinthe diplomatique, nous présentant ses amis les plus influents...
Il passe devant le zoo, encore fermé, d'où s'élèvent des cris d'oiseaux. Un barrissement fait vibrer l'air froid. Sandra se demande où il veut en venir mais décide de ne pas l'interrompre.
--c'est à ce moment-là que nous avons commencé à comprendre dans quoi nous nous engagions, et que nous avons choisi. Tu sais, Sandra, la diplomatie est une fonction curieuse : c'est une profession contradictoire, faite de communication et de silence, de bavardages futiles et de secrets bien gardés.
Il s'arrête un instant, contemple le bout de ses chausures, puis continue sa marche en direction du vivarium.
--On entre parfois en contact avec des gens curieux, reprend Marc, on entend et on voit bien des choses. Une ambassade, c'est un lieu particulier ou toutes sortes de gens se côtoient. La frontière entre la diplomatie pure et le renseignement y est parfois bien floue. Les amis de ton père...
Dans l'obscurité et la moiteur de la grande salle du vivarium, Sandra croit entendre le grouillement de milliers d'insectes.
--Quest-ce que tu essaies de me dire ? Marc ? coupe-t-elle. Pourquoi parles-tu tout le temps d'Adrien ? Et d'abord, quel rapport tout cele a-t-il avec Casablanca, et le fait que tu m'aies laissée enfermer dans un bordel pendant deux mois ?
Elle s'était pourtant juré de ne plus élever la voix, mais elle a l'impression que Marc l'entraîne dans des sables mouvants, dont elle ne pourra se dégager.
--Sandra, le service de l'état emprunte parfois des chemins détournés. Les amis de ton père travaillaient depuis longtemps sur un projet dont ils nous ont confié, à James et à moi, la réalisation. James avait préparé un dossier, un dossier te concernant...
--James...? Encore lui ? éclate Sandra. Marc, ne pourrais-tu le laisser où il est et m'expliquer clairement de quoi il s'agit ?
--J'ai toujours voulu partager ma vie avec toi, Sandra, toute ma vie... C'est pour cela que, lorsque les amis de ton père mon confié cette mission délicate, j'ai bâti tout le projet autour de toi. C'est pour cela qu'il y a eu Casablanca. Avant que tu ne vives cette expérience, nous n'avions aucune chance, tu m'aurais sans doute traité de fou. Aujourd'hui, nous en avons peut-être une.
Dans sa cage, un serpent jaune s'enroule paresseusement autour d'une souche artificielle. A travers tout ce qui n'est pas dit, Sandra commence à entrevoir une trame, une aquarelle faite de mille coups de pinceau répétés qui se réunissent et se confondent jusqu'à former une image.
--Et ça ne t'a pas gêné de me faire jouer ce rôle ? Ça ne te gêne pas de savoir que ta femme est une putain et une espionne ?
Encore une fois, elle a crié. Il s'approche d'elle, la prend par le bras. Elle baisse la tête, se détourne.
--Sandra, je t'aime. L'amour n'est pas synonyme de possession, mais de liberté. Rien de ce que je t'ai dit pendant ces quatre ans n'était faux. Mon plaisir est de te voir offerte aux autres et de savoir que tu n'es qu'à moi.
Il prend son menton dans sa main, lui relève la tête. Sa bouche effleure la joue de Sandra, suit le sillon d'une larme jusqu'au coin de ses lèvres.
--Aujourd'hui, murmure-t-il, tu tien entre tes mains ma carrière, le travail de ces six dernières années. J'ai tout misé sur toi. Sandra. J'ai besoin de toi. Si tu refuses, mon projet n'existe plus.
Dans sa cellule de verre, tapie derrière une écorce, la mygale silencieuse attend. Au moindre mouvement de sa proie, ses huit pattes velues se mettront en mouvement.
--Je... il faut que je réfléchisse, conclut Sandra.


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