Roman

Madame L'ambassadrice
(Marc) . (10)

C'est sans doute pour cela qu'elle a accepté. Pour ce moment de délicieux triomphe.
Marc n'a pas compris quand elle a voulu l'entraîner au Maroc.

--Pourquoi désires-tu retourner là-bas, Sandra ? Il n'y a rien pour nous.
--C'est très important, Marc. Tu m'as bien dit qu'Ice n'avait rien à te refuser ?
--Effectivement, mais...
--Alors partons, partons vite.



Lorsque la Ford verte de location s'est arrêtée devant le Café Américain, Sandra n'a pus réprimer un frisson. Rien ne laissait prévoir qu'elle reviendrait si rapidement dans cet endroit haï.
Sandra est entrer dans son ancienne prison d'un pas ferme. Marc, docile mais perplexe, l'a suivie.
La petite bonne arabe les a conduits dans le salon. Rien n'avait changé dans cette pièce habitée par des femmes mais destinées aux hommes. Il y planait encore une odeur lourde, faite d'un mélange de jasmin, d'alcool et de sueur. L'odeur, pour Sandra, de la luxure.
Ice a été prévenue. Renan, de Paris, lui a téléphoné. L'annonce de leur arrivé n'a pas semblé la réjouir.
Elle est apparue enfin dans le salon. Rouge, muette, fermée. Debout au milieu de la pièce, les yeux légèrement plissés, en attente. Nullement démontée par cet accueil glacé, Sandra a immédiatement engagé l'offensive.

--Voulez-vous appeler Laure ? a-t-elle lancé d'une voix enjouée.
--Mais...
Ice a voulu protester. Un signe discret de Marc lui a enjoint d'obéir. Les narines frémissantes, elle a appelé Zina et lui a donné ses ordres d'une voix rauque comme un grondement d'animal.
Quelques instants plus tard, Laure s'est avancée dans la pièce, encore plus blonde et plus fraîche que dans le souvenir de Sandra. Elle est restée quelques secondes immobile, les yeux écarquillés, puis s'est élancée vers son amie.
--Sandra ! Toi ici ? Ils t'ont retrouvée, n'est-ce pas ?
Sandra a souri et les deux femmes se sont étreintes longuement. Laure pleurait en silence.
Au bout de quelques instants, Sandra s'est dégagée, a gentiment repoussé Laure, et, la tenant à bout de bras, lui a demandé, sans préambule :
--Laure, veux-tu venir travailler pour moi, à Paris ? J'ai besoin de toi.

Incrédule, Laure a jeté un regard autour d'elle. Le sourire amusé de Marc, le masque glacé d'Ice ont suffi à la convaincre qu'elle ne rêvait pas :

--Oui, Sandra, a-t-elle répondu.
Puis, d'une voix claire - et sans regret en dévisageant Ice.
Sandra s'est alors tournée vers Zina, qui dans la confusion générale était restée figée près de la porte.
--Et toi, Zina, veux-tu me suivre à Paris ?
La petite Arabe a hoché la tête très vite, sans quitter Ice du regard, comme si elle, toutes griffes dehors.

Sandra a pris les deux femmes par l'épaule et les a entraînées vers la porte.

--Nous partons tout de suite. Ice s'occupera de faire envoyer vos bagages.
Et, sans un regard en arrière, elle a quitté le Café Américain.

Marc a haussé les épaules, a pris un air désolé, puis a lancé, avant d'emboîter le pas aux trois femmes :

--Envoyez-moi la facture.

Dans l'avion, elles ont ri comme des collégiennes se réjouissant du bon tour qu'elles ont joué à la surveillante générale.
Le retour à Paris les a vite dégrisées. Sandra s'était engagée. Elle devait maintenant se mettre à l'oeuvre.



Le soir, tandis qu'elle déambule dans les halls silencieux de l'hôtel particulier sis rue des Licorne, qui abrite à présent dix pensionnaires, Sandra a soudain un élan de gratitude envers Laure la fidèle. Laure la compétente qui, grâce à sa connaissance du métier, l'a guidée, conseillée, aidée avec une patience inépuisable durant ces six derniers mois. Laure, son bras droit, presque son reflet.
Il a fallu trouver la maison, et pour cela visiter des dizaines d'appartements, avant de tomber sur cette petite merveille, nichée au coeur du septième arrondissement. Laure s'est chargée du personnel, Marc des problèmes matériels. La Licorne, tel un grand vaisseau mythique, a déployé lentement ses voiles. Il ne restait plus qu'à trouver l'équipage.
Sandra s'arrête sur le palier du deuxième étage.

«On se croirait à l'intérieur d'une mandarine», pense-t-elle, passant sa main sur le velours orangé qui tapisse les murs. Elle s'assied sur le petit sofa beige qui fait face à l'escalier et regarde autour d'elle. Des portes fermées, qui dissimulent les dix merveilles du monde. Sandra pousse un soupir de satisfaction. Il lui a fallu du temps pour dénicher dix filles à la fois téméraires, discrètes, compétentes et assez folles pour accepter ce qu'elle allait leur proposer. Là encore, Laure a été précieuse. Mais c'est à ce moment qu'elle a pu mesurer l'efficacité de Marc et l'ampleur des moyens mis à sa disposition.
D'un continent à l'autre, Sandra a interrogé des douzaines de candidates potentielles. Mettant à profit ses contacts dans les milieux diplomatiques, elle a ouvert grâce à Marc de nombreuses portes réputées infranchissables.
Au Caire, elle a rencontré Maya. Immense, noire et superbe, Maya. Ethiopienne a travaillé comme call-girl à Londres. Maîtresse d'un diplomate anglais en poste en Egypte, elle a tout lâché pour suivre Sandra.
A Rio, elle a découvert Maria et Fedora, la première venant du Brésil, la seconde d'Argentine, dans un établissement luxueux tenu par une Américaine.
Elle a reacheté leur contrat à prix d'or.
A Johannesburg, elle a détourné Toni, belle, blonde et fille du vice-consul hollandais.
A Dubaï elle a mis la main sur Bettina, une allemande décidée qui voulait faire fortune dans le pétrole, côté cheikh. Grâce à la belle aventurière teutonne, Sandra est remontée jusqu'à Ingrid, ancienne call-girl devenue mannequin à Los Angeles.
Kazuko et Shanah lui ont été envoyées par une amie de Laure.
A New York, enfin, elle est tombée sur Jill, l'Américaine, et Anci, la Hongroise, qui exerçaient leurs talents de danseuses dans une boîte de nuit de Broadway.
Aujourd'hui, ces jeunes femmes dorment sagement, solidaires comme les dix quartiers d'une orange cosmopolite. Elles ont suivi un entraînement spécial, comme Sandra et Laure. Psychologues, sexologues, spécialistes des sections spéciales se sont relayés pour faire de ces expertes de l'amour des observatrices froides et détachées.
Sandra se lève. Au troisième étage, celui qui abrite les trois pièces aux murs tendus de soie pêche constituant son domaine privé, une porte vient de claquer. Laure est allée se coucher, pense Sandra, satisfaite de se retrouver seule au coeur de la nuit. Tout à l'heure elle remontera dans son alvéole, celui de la reine, seul endroit de l'hôtel épargné par les techniciens. Dans ses trois pièces, nul gadget électronique. Sandra préfère le voyeurisme de l'homme à celui des machines.
Elle redescend dans le rouge. Les miroirs du hall lui renvoient son image à l'infini. Demain, demain tu brilleras, Sandra, semblent-ils lui dire. Comme une petite fille impressionnée, elle s'installe sur la plus basse marche, les coudes sur ses genoux repliés. Elle sait que la sonnette de la porte d'entrée tinte en la, que sur les dalles de marbre les pas des visiteurs auront un petit claquement sec. Gisèle et Corinne iront au-devant d'eux, les débarrasseront de leurs manteaux, puis les conduiront dans les grands salons.
Sandra sent sur son visage une brusque bouffée d'air froid. L'air de l'hiver. Comme si un fantôme venait de se glisser dans la maison en refermant silencieusement la porte derrière lui. Elle se lève et se dirige vers le salon grenat, sur la droite.
Elle n'allume pas les lustres de cristal. Dans la pénombre, sa main caresse le dossier des grands canapés tendus de chintz fuchsia, s'attarde sur le piano noir dont la queue béante a des airs de monstres préhistorique. Elle avance jusqu'à la plus proche des trois hautes fenêtres, écarte légèrement le voile blanc. Dans la petite cour, tout est calme. Marc ne rentrera que bien plus tard.
Sandra a tenu à ce que les deux pièces de réception soient meublées dans un style différent. Dans le salon blanc, le cuir et l'acier règnent, mais Sandra, malgré son goût pour le modernisme, se sent mieux dans cet univers plus feutré. Elle y retrouve l'odeur des fêtes d'antan, le goût sucré d'une liqueur ambrée, le balancement des jupons de tulle.
Elle s'assied au piano. Avec lenteur, ses doigts font naître les premiers accords de A foggy day in town. Elle ne sait pas vraiment pourquoi la musique de Gershwin ramène à sa mémoire des images du passé et le visage de James, non comme une plaie vive, mais comme une cicatrice familière, qu'on effleure sans y penser.
Elle est sûre à présent d'avoir enfermé l'homme de son enfance dans le coin de sa tête qui lui était réservé depuis toujours. Et c'est avec une grande sérénité qu'elle se laisse envahir par des souvenirs qui, croit-elle, ne peuvent plus la toucher.
Une silhouette en smoking blanc danse sur le plancher de chêne clair une valse lente. Un à un, les lustres s'allument. Comme dans un sortilège, des hommes et des femmes, poupées de dentelles aux yeux transparents et soldats de plomb gris, entrent en piste. La musique se fait plus forte et dans un bruissement de taffetas les couples s'enlacent. Comme une basse rythmée, le murmure des voix des autres convives se coule derrière les notes, ponctuées par le tintement des verres, cristal contre cristal.
Sandra cherche l'homme au smoking blanc qui semble s'être évaporé. Des rires aigus résonnent sous les moulures où des angelots coquins se poursuivent sans jamais s'attraper. Déjà, les filles entraînent leur partenaire pour une heure, une nuit d'amour. Sandra, clouée au siège du piano, traque sa chimère.
La valse s'emballe. Comme son rêve. Des soupirs d'extase montent des profonds canapés. Une fille s'est mise à chanter. Sa voix semble caresser les danseurs, qui oscillent voluptueusement sur le bois clair. Quelqu'un à ouvert une fenêtre et le bruit de la fête se répand dans la cour, paraît faire le tour de la maison pour revenir comme un écho mourir sur les notes du piano.
Sandra le retrouve brusquement près de la cheminée. Son visage est à présent dissimulé derrière un domino noir.
Les pieds négligemment croisés, le coude gauche posé dans sa main droite, il tieni entre ses doigts un objet qu'elle ne distingue pas. Un sourire ironique aux lèvres, il se dirige vers elle d'un pas nonchalant. Brusquement, il est derrière elle. Une main se pose sur son épaule. Une main bien réelle, dont elle reconnaît le poids.
--Bonsoir, Sandra.
Elle ferme les yeux. Sur les touches blanches ses doigts se sont immobilisés. Le salon est redevenu sombre, silencieux, et un homme dépose au creux de son cou un baiser qui lui arrache un frisson.
--Marc, j'ai fait...
Il lui pose la main sur la bouche avec tendresse.
--Ne dis rien.
Il découvre les épaules de Sandra, libère ses bras, et le kimono de soie retombe mollement autour de sa taille. Elle se laisse aller contre son ventre de l'homme qui, toujours debout, a empaumé ses seins.

--Demain, des hommes vont te regarder, te désirer... Quelques-un, peu, auront le droit de te posséder. Ce soir, je te veux toute à moi, comme si c'était la première fois.
Il la soulève, la retourne pour l'embrasser.

Le corps de Sandra, plaqué à celui de Marc, ploie contre le piano. La bouche de l'homme court sur ses seins. D'un geste lent, il dénoue la ceinture du kimono, dévoilant une nudité nacrée.
Marc s'assied sur le siège du piano. Le sexe de Sandra est à hauteur de sa bouche. Ses fesses blanches, sur les touches ivoire et noires, ont un moelleux qui l'excite. Des deux mains, il effleure la toison flamboyante, écarte délicatement la fleur rouge pour y boire.
La tête rejetée en arrière, Sandra gémit. Ses hanches se soulèvent régulièrement, venant à la rencontre de la langue qui la fouille.
Brusquement, Marc interrompt sa caresse. Un petit cri de frustation s'échappe des lèvres de Sandra, et de ses deux mains elle cherche à attirer à nouveau la tête de son compagnon vers son sexe.
Mais Marc s'est redressé. Il dégage sa verge et pénètre Sandra d'un seul coup de reins. Elle se mord la lèvre, mais le cri ne veut pas rester dans sa gorge. Contre sa peau elle sent le tissu rêche du costume de Marc. Ses pointes de seins se dressent, brun sur blanc.
La verge qui vient en elle lui est familière, pourtant elle croit la découvrir. Dans sa gorge monte une saveur douce-amère. Sandra se dit qu'elle n'arrive pas à se lasser de cette chair dure, ni de la façon dont Marc lui fait l'amour.
Elle est presque assise sur le clavier et s'accroche aux épaules de Marc, comme si elle voulait imprimer sa peau sur la sienne, laisser sa marque sur lui.
«J'aime le corps de Marc», pense-t-elle avant de couler dans un monde liquide. Un instinct montant du fond de sa chair lui dit qu'elle ne peut pas se passer de cet homme qui l'a pliée à sa volonté, qui la fascine et lui répugne à la fois, qui lui a fait du mal et qui n'hésitera pas à recommencer.
La jouissance la prend comme une vague lente, qui enfle et déferle enfin sur son corps douloureusement tendu. Ils glissent tous deux sur le sol, et continuent longtemps à se caresser sur le tapis.



Sandra ouvre les yeux. Un jour gris se lève. Elle regarde autour d'elle le décor reprendre une forme banale, qui convient à ses désirs présents. La maison tout entière lui apparaît comme un cocon soyeux. Pour la première fois de sa vie, elle a l'impression d'avoir touché terre.

--Tu sais Marc, murmura-t-elle au creux de son épaule, je ne l'aurais jamais cru, mais je suis impatiente de commencer.

Elle se passe la langue sur les lèvres. Il est réveillé. Elle le sent aux battements de son coeur contre sa peau.

--Je crois que je vais aimer ça, ajoute-t-elle.
--Parce que tu vas pouvoir mettre tes talents à l'épreuve, n'est-ce pas ? dit-il en se redressant.
Il s'empare de sa bouche, l'embrasse avec une violence surprenante.
--Il faudra que je m'habitue à te voir encore moins souvent, reprend-il d'une voix égale.
--Oui, (elle a une moue attendrissante). Tu as bien fait de garder l'appartement de la rue Théophile-Gautier. Il faudra bien que tu aies un endroit où dormir quand je... travaillerai.
--Petite garce !
Il la renverse sur le tapis, lui caresse encore les seins.
Elle le repousse.
--Allons finir la nuit dans ma chambre, Marc. Je voudrais commencer par une apothéose. Après tout, c'est ma dernière nuit de femme mariée, de digne épouse de diplomate, non ?
Il se lèvent tous deux et, abandonnant leurs vêtements dans le salon, grimpent frileusement les trois étages qui mènent à l'appartement de Sandra.
Marc pousse la porte, s'efface pour la laisser entrer.
Dans un geste d'huissier, il se courbe pour la saluer.
--Bonsoir, madame l'Ambassadrice, murmure-t-il entre la tendresse et l'ironie.
La tête haute, elle passe devant lui. Peu lui importe ce que pense Marc. Elle sent un frisson lui parcourir l'échine.
Ce soir, elle frappe les trois coups.


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