Roman

Madame L'ambassadrice
(James) . (11)

Dans le grand salon rouge aux éclats de fête foraine, le champagne fait pétiller les yeux des filles. Myriade de libellules colorées, elles tourbillonnent autour des hommes venus célébrer, sans le savoir, le deuxième anniversaire de la Licorne.
Sandra, habillée d'émeraude, déambule, sereine, parmi les convives. Elle arrête une des serveuses aux bras chargés de plateaux, prend une coupe puis se glisse devant le piano. Elle chuchote trois mots à l'oreille du grand Noir, qui enchaîne sur un blues langoureux.
Pendant ces deux années, la vie à la Licorne a été une fête. La fête des corps. La fête des sens. Sandra a veillé à ce que chacun de ses clients garde de la Licorne le souvenir d'un oasis de plaisirs raffinés, d'un exquis lieu de libertinage et de douceur de vivre. Beaucoup reviennent. L'adresse du petit hôtel particulier est désormais connue des diplomates et des hommes d'affaires du monde entier. Elle sait, par Marc, que les directeurs de cabinets ministériels envoient chez elle leurs hôtes de marque, lorsqu'ils désirent se «distraire». Sandra a retenu les leçons d'Ice, pendant son apprentissage forcé de Casablanca. Mme l"Ambassadrice, ainsi que l'appelle parfois Laure avec une ironie gentille, est devenue l'ordonnatrice des récréations mutines des grands de ce monde.
Son premier triomphe, Sandra l'a ressenti peu de temps après l'inauguration, lorsqu'un petit homme dodu, aux lunettes d'écaille, s'est présenté à la porte. Derrière lui, sur le perron, se tenait un «secrétaire» au physique de garde du corps. Le petit homme aux cheveux blonds ondulés, très soucieux de son incognito, a fait mine, en entrant, de s'être trompé d'adresse. (Pas le secrétaire-gorillr, qui a fondu, sans préliminaires oratoires, sur Fedora l'Argentine.) Il a cligné ses yeux de myope en dévisageant les filles, faisant étinceler son large sourire, puis dans un américain nasillard, a réclamé du champagne, comme s'il s'inclinait de bonne grâce devant la fatalité qui l'avait conduit en ces lieux certes hospitaliers, mais peu convenables. Ses mains croisées sur son ventre replet, il s'est lancé dans un brillant exposé sur la vie des termites. Jusqu'à ce qu'il entrevoie Maya, qui pénétrait dans le salon de sa majestueuse démarche de princesse éthiopienne. Subjugué, il a aussitôt posé sa coupe, s'est redressé de toute sa petite taille et a baisé la main qu'elle lui a tendue, avant de l'emprisonner dans la sienne.
Tandis qu'il suivait l'Ethiopienne dans sa chambre, savourant le balancement harmonieux de ses hanches, Laure s'est précipitée vers Sandra ;

--Tu l'as reconnu ? L'économiste américain qui...
Sandra l'a fait taire d'un baiser sonore sur ses lèvres entrouvertes. Il est d'usage, à la Licorne, de ne jamais prononcer le nom des clients célèbres. Même l'héritier d'un des royaumes les plus prestigieux d'Europe a droit à un surnom.
Parfois, c'est Marc lui-même qui fait les honneurs de la Licorne à quelques prince arabe. Sandra ne pose pas de questions à son mari. Les affaires des ministères ne sont pas les siennes. Elle se contente de savoir que d'une étreinte peut dépendre un contrat. Un homme aux sens repus, au corps satisfait est plus porté aux concessions, fussent-elles financières.
Il arrive à Sandra, en feuilletant un magazine, de reconnaître dans l'homme fort d'un état sud-américain celui qui, à chacun de ses passages à Paris, vient à la Licorne se faire fouetter par Kazuko avec des poignées d'orties fraîchement coupées, qu'il tient à la main comme une gerbe de glaïeuls.
Chaque visite officielle, ou presque, est l'occasion pour Sandra de remplir ses salons. Les filles ont pour consigne de laisser parler les dignitaires, tout en assouvissant leurs désirs les plus intimes. Des secrets s'état s'égarent ainsi dans le moelleux d'un sein ou le pli d'une hanche.
Debout près de la cheminée, Laure contemple de longs mois de travail. Sandra la rejoint.

--Bon anniversaire ! murmure Laure en faisant tinter sa coupe contre celle de Sandra.

--Tchin ! A nous deux ! A nous toutes !

Sans se le dire, elle se sont comprises. Chacune d'elles était en train d'évoquer le passé. Laure, distraitement, caresse l'épaule de Sandra.

--Tu te souviens de ce roi africain...

Sandra s'appuie furtivement contre son amie, pour répondre à ses caresses. Et s'écarte aussitôt. Mme l'Ambassadrice ne s'abandonne pas en public

.

--Il est venu ici après une réception à l'opéra et a demandé du saucisson et du vin rouge ! Et ensuite...
Sandra sourit et lui coupe la parole :
--Ensuite, il a exigé que toute les deux nous nous caressions devant lui, pendant que les autres filles devaient faire l'amour à califourchon sur ses gardes du corps !

Laura vide sa coupe.

--J'ai joui, ce soir-là ! Avec toi ! Pas longtemps, parce qu'il m'a presque aussitôt prise, tant il était excité. Il était brutal !
--Mais généreux ! précise Sandra.
--C'est vrai qu'il m'a offert des diamants pour se faire pardonner, pouffe Laure. Une poignée qui traînait dans sa poche. J'en ai fait des pendatifs et un collier. Je les porte ce soir. Tu en es toujours jalouse ? Toi, tu n'a pas à te plaindre ! Tu as le député qui, une fois par mois, t'offre une rose avant de demander Shanah !

Elles éclatent de rire ensemble, Laure renversant la tête afin que l'éclat des lustres de cristal étincelle sur les diamants de ces bijoux.

--Et Marc, pourquoi n'est-il pas là ?

Sandra a un sourire forcé. Elle avale une gorgée de champagne.

--Tu devrais monter une coupe au technicien, Laure. Profites-en pour vérifier que tout va bien dans les chambres.

--Très bien ! J'y vais.
Elle pose son verre sur le manteau de la cheminée, hésite, puis reprend :
--Il ne doit pas passer ce soir ?

--Qui ?

--Marc, bien sûr !

--Non, je ne crois pas.

Laure a un léger haussement d'épaule avant de s'éloigner vers le hall.

Sandra reporte son attention sur les hommes qui peuplent le salon. Le jeune secrétaire de l'ambassade américaine a encore choisi Jill (qui est la préférée du conseiller militaire roumain), remarque-t-elle en voyant le couple se diriger vers le grand escalier qui mène à l'étage des chambres. Il doit faire partie de ces Américains qui ne croient qu'aux seules vertus américaines. Buy Americain, encore et toujours, qu'il s'agisse de femmes, de whisky ou d'actions.
Elle refrène le sourire qui lui monte aux lèvres puis se tourne vers le canapé central, où le délégué de la Ligue arabe, un nouveau client, semble ne pas pouvoir se décider entre Ingrid et Bettina. Les blondes, inévitablement. S'il savait qu'un mois auparavant sa place était occupée par un ambassadeur israélien ! Sandra s'étonne encore, malgré ses deux années d'expérience, de voir à quel point la sexualité des hommes est prévisible. Pourtant, depuis l'ouverture de sa maison, elle a vu défiler toutes sortes de personnages, certains qu'elle estimait, d'autres qu'elle méprisait. Elle s'est donnée à beaucoup. Aucun n'a réussi à la surprendre.
Si, une fois, pourtant ! Un haut fonctionnaire saoudien et un chargé de mission mexicain. Ils se sont croisés par hasard dans le salon. Ils sont montés ensemble dans la chambre de Maria ; mais sans Maria. Lorsque Sandra, intriguée, s'est rendue dans la cabine de régie, elle les a vus assis tous deux sur le lit, en bras de chemise, autour d'une calculatrice de poche, parlant pétrodollars.
Elle n'a été pleinement rassurée que lorsqu'ils sont revenus, séparément, le lendemain. Chacun d'entre eux a retrouvé la chambre. Avec Maria, cette fois, qui n'a jamais su que sur sa couche s'était négocier une augmentation du prix du baril de pétrole.
Deux couples quittent le salon. Dans une heure arriveront les cinq délégués commerciaux qui ont retenu toutes les filles, et requis aimablement la présence de Mme l'Ambassadrice, afin de fêter leur nouvelle nomination. Une affaire à suivre. Il y aura sans doute là quelques informations à glaner.
Lorsqu'ils viennent en groupe, les hommes sont bavards. Un besoin de s'étourdir de mots, de paroles, de faire les coqs, en citant des chiffres, des noms devant les filles a leurs pieds. Surtout les militaires. Fréquemment, après des manoeuvres, des officiers supérieurs de l'O.T.A.N. viennent à la Licorne goûter au repos du guerrier. L'uniforme posé, ils perdent de leur raideur et racontent leurs exploits, comme des maréchaux leurs campagnes, tandis que les filles tout en encourageant leurs confidences, massent leurs corps las des nuits de veille.
Elle se dit qu'elle devrait essayer de joindre Marc. Peut-être est-il passé avenue Théophile-Gautier, ou bien a-t-il laissé un message. Mais l'envie lui manque.
Laure vient d'apparaître sur le seuil du salon. Elle adresse a Sandra un petit geste de la main, qui signifie tout va bien.

--Je monte un instant dans mon bureau, dit Sandra. Préviens-moi quand les filles redescendront.

Elle gravit lentement les trois étages, pousse la porte de son univers corail. Sur le bureau, elle prend dans une petite boîte dorée une Benson sans filtre. Ice, l'araignée rouge, fumait les mêmes cigarettes, au Café Américain de Casa. Cette évocation lui tire un sourire fugitif. Machinale, elle donne une pichenette sur la boîte dorée, de son ongle laqué. Elle est précieuse, pour Sandra, cette boîte. Plus précieuse que les diamants de Laure, même si la valeur est moindre. Il est des souvenirs plus chers que les bijoux...



L'homme est grand, bien bâti. Il garde, malgré son sourire affecté, les yeux froids. Avant de lentement le déshabiller, quand il s'est allongé sur le lit, Sandra a déposé un baiser sur la fossette du menton volontaire, s'est piqué les lèvres sur sa barbe naissante. Lorsque, après lui avoir déboutonner sa chemise blanche, elle lui a lissé la poitrine, laissant ses ongles démêler la touffe de poils gris qui frissonnent sur son torse, il a poussé un grognement d'aise. Le premier son qu'elle lui entend émettre, depuis son arrivée. Il n'a même pas répondu, un quart d'heure plus tôt, à ses paroles de bienvenue. Vrai mufle ou grand timide ?
Un haut fonctionnaire, ami de Marc, est venu la prévenir, la veille, de l'heure de la visite. Sandra a fait débrancher la caméra de la chambre 6, celle dans laquelle on peut pénétrer sans passer par les salons et le grand escalier, en empruntant une sortie de secours située derrière l'hôtel particulier. Elle à demandé à Laure de la remplacer à l'accueil et à la surveillance, comme chaque fois que Mme l'Ambassadrice est en mission. Car elle a voulu s'occuper elle-même du mystérieux visiteur. Elle connaît sa réputation d'intransigeance et de rigueur. Les journaux évoquent fréquemment ses sautes d'humeur, son mauvais caractère. L'aventure l'amuse, l'excite.
Il paraît inquiet, méfiant. Pourtant il a été fait selon ses désirs. Le lit a été tendu de draps de satin noir, parfumés à la lavande. Une lumière rose accentue le confort douillet de la pièce. Sandra porte, sous son kimono, des bas à résille et un porte-jarretelles noirs, qui font ressortir le nacré de ses cuisses et la rousseur de sa touffe. Il l'a aidée à faire glisser son pantalon le long de ses jambes fortes. Ses hanches sont un peu empâtées. L'âge, et surtout le manque d'exercices physiques.
Un bel homme, malgré cela. Son sexe surprend Sandra. Il est large et long. Mais flaccide, malgré ses premières caresses. Et toujours ses yeux froids, son sourire crispé. Toute la science érotique de Sandra va être nécessaire, pour transformer en brasier cet énorme glaçon.
Elle devine qu'il ne faut pas brusquer cet énigmatique visiteur. Elle s'agenouille à hauteur de son ventre et entreprend de lui lécher et de lui mordiller la peau autour du nombril. Elle sent qu'il commence à se crisper, à s'émouvoir, sous ses légères et agaçantes morsures. Lentement, sa bouche parcourt une hanche, la cuisse, en évitant le pénis, toujours inerte, descend jusqu'aux mollets. Elle glisse sa tête entre le drap et ses jambes et dépose de légers baisers derrière les genoux. Il a remué, surpris. Elle se dégage pour lui sucer, un à un, les orteils. Son sexe a gonflé. Elle peut entreprendre la seconde partie des préliminaires.
Allongée sur lui, elle lui baise maintenant doucement les épaules, l'embrasse légèrement dans le creux de l'oreille, soufflant des bouffées d'haleine chaude, lui lèche les lobes. Elle sent, contre ses cuisses, se durcir son membre. Il n'a plus son sourire crispé. Lorsqu'elle plonge les yeux dans les siens, c'est comme un signal. Il relève les bras et tire sur l'encolure du kimono pour dégager ses seins, qu'il empaume avec un soupir de bien-être. Doucement, elle s'écarte et se dresse, afin qu'il la contemple dans sa presque nudité provocante. L'éclat rose de la lampe fait des effets de moire sur le satiné de ses bas. Le kimono glisse sur la moquette. Il tend la main vers le buisson ardent de son ventre, insinue son index dans le doux sillon des cuisses.
Ces préliminaires ont excité Sandra, et le doigt de l'homme n'a aucune peine à se frayer un passage, une fois parvenu aux frontières de la fente lubrifiée. Sa caresse se précise. Elle laisse échapper un gémissement. L'homme, intrigué, la dévisage et persévère dans son attouchement. Le plaisir de Sandra n'est pas feint. Il ressent, dans sa main onctueuse de liqueur, les ondes de plaisir qu'il déclenche. D'un coup de reins, il la rencerse sur le drap de satin noir et se penche sur son corps à la chair éclatante, par contraste.
Sandra lui enserre le visage entre ses mains tendues comme pour une prière et l'attire vers son ventre agité de soubresauts.
--Léchez-moi ! Léchez-moi !
Avec un râle de convoitise, il obéit, échappe aux mains qui le guident, se rue vers la blessure palpitante qu'elle lui offre, écartelée, tandis qu'elle empoigne sa hampe rigide et la masse au rythme des coups de langue qui incendient son bassin.
Brutalement, il se redresse, flamboyant. Un étalon à la crinière grise. Sandra n'a pas le souvenir d'un sexe d'homme aussi long, aussi épais. En gémissant, elle l'appelle, elle l'accueille de toute la souplesse de ses reins. Le coup de boutoir qui distend ses chairs la meurtrit délicieusement au plus profond d'elle-même. Elle se mord les lèvres pour ne pas crier sa jouissance. Son étrange partenaire semble s'amuser de son délire, de son désir violent, de sa tête auréolée de roux qui roule sur le drap.
Lentement, il se retire, une lueur rieuse au fond de ses yeux plissés. Elle ressent se glissement soyeux comme un déchirement, un arrachement. Elle veut son retour, elle le mendie, les yeux fous. Sa supplication muette paraît amuser l'homme, attiser sa volupté. Il lui pétrit les fesses en maintenant la pointe de son pénis au travers de ses lèvres, à l'orée de son sexe avide.
Sandra, dans un éclair de lucidité, a la soudaine révélation de sa soumission. Elle aura sa revanche. Un vieux truc oriental ! Elle réussit, d'une ruade, à se dégager de l'étreinte de l'homme.
Lui, interdit, la regarde farfouiller dans le tiroir de la coiffeuse dont toutes les chambres de la Licorne sont pourvues, à côté de la porte du cabinet de toilette. Elle en revient avec un collier de grosses perles et un tube de lubrifiant.

--Vous m'avez surprise (elle ne peut, devant la dignité naturelle de l'inconnu, se résoudre au tutoiement habituel), à mon tour de vous étonner !

Elle le fait s'allonger sur le ventre. Bien qu'il paraisse intrigué, il n'a pas recouvré son agaçant sourire contraint. Avec un amusement pervers, elle retend sur ses cuisses blanches les bas résille, rajuste ses jarretelles, puis se penche sur le grand corps attentif à ses caresses.
Ses doigts enduits de pommade s'insinuent dans le sillon fessier, pénètrent l'anus de son partenaire dans lequel elle pousse lentement le collier de perles, le plus profondément possible. Au début, il a tressailli, puis s'est abandonné à ces sensations nouvelles.

--Maintenant, revenez en moi !

Sandra se glisse sous lui, lui tendant sa bouche, pour un fougueux baiser dans lequel leur dents s'entrechoquent. Leur désir mutuel est ardent, leurs peaux se collent, leurs ventres s'unissent dans une même violence contenue. Sandra, d'une main, maintient la tête grisonnante au creux de son épaule, tandis que de l'autre elle a empoigné l'extrémité du collier.
Tandis qu'ils font l'amour, puissament, majestueusement, elle retire une à une les perles, au rythme de la houle qui les fait se tendre et se ployer. Lorsqu'elle devine, aux contractions qu'elle ressent, que sous lui va s'ouvrir l'abîme de la jouissance, elle tire brusquement, à l'instant crucial, le reste du collier, lui procurant un orgasme extraordinaire. Il l'expire dans un râle profond, guttural, tandis que sa semence inonde les chairs dilatées de Sandra.
Ils restent longtemps enlacés, à respirer fièvreusement les odeurs douceâtres qui montent de leurs corps apaisés.

--Merci ! Merci pour le plaisir que vous m'avez révélé !

Lui non plus ne l'a pas tutoyée. Les seuls mots qu'il ait prononcés avec un fort accent, dans un français appliqué.
Le lendemain, un officier en grand uniforme chamarré, descendu d'une voiture du corps diplomatique, a apporté à Sandra un petit paquet : la boîte dorée, à l'intérieur de laquelle roulait une grosse perle. Un S gothique était gravé à l'or fin dans le nacre lumineuse.

--De la part de notre président a déclaré l'officier, avant de claquer les talons pour s'en retourner, son sabre sous le bras.



D'un doigt, Sandra tourne les pages de son agenda de jour, puis fait la grimace. Elle a oublié ce thé chez la femme du vice-consul roumain auquel Marc et elle sont conviés le lendemain. Il lui semble tout d'un coup que Marc a resserré ses liens avec les pays de l'est. Deux jours plus tôt, ils assistaient à une réception à l'ambassade polonaise, et elle croit se rappeler qu'une première du Bolchoï suivie d'un souper à l'ambassade soviétique les attend bientôt.
Elle se demande, sans véritable curiosité, si Marc est sur une affaire, quand la sonnerie du téléphone retentit, aigre et monotone. Elle laisse sonner trois fois, puis décroche.
--Allô ?

--Sandra, il se passe quelques chose au 8, dit le technicien. Vous devriez venir voir.

Sa voix est tendue, inquiète. Sandra pâlit légèrement, raccroche sans un mot. Au 8, il y a Toni, la belle Hollandaise, et ce colonel Andrson, chargé de mission à l'O.T.A.N., qui vient régulièrement depuis quelques semaines. Leurs ébats sont surveillés avec beaucoup d'attention. Le colonel semble avoir l'amour bavard, et Toni est une des meilleures recrues de la Licorne. Le colonel, lors de ses dernières visites, a paru en pleine forme. Il serait donc étonnant qu'il vienne de connaître le sort de ce cardinal, mort d'un arrêt du coeur dans les bras d'Ingrid. Marc, aussitôt prévenu, avait fait transporter le corps dans un appartement, à l'autre bout de Paris. La presse s'était contentée de la version donnée par la police. La Licorne n'avait pas été citée dans les articles.
Sandra se dirige vers une petite porte dissimulée derrière un rideau et pénètre dans la cabine de régie.
C'est une pièce étroite, sans fenêtre, sans décoration et presque sans mobilier. Deux chaise devant une large console de métal gris, sobre et impressionnante comme un porte-avions. Un mur tapissé d'écrans, douze téléviseurs couleur qui sont un peu les yeux et les oreilles de la Licorne. Et aussi quatre magnétoscopes à bande trois quarts de pouce qui tournent sans relâche sous la surveillance impavide d'un jeune technicien en bras de chemise discret et poli comme un saint-cyrien. Le technicien change toutes les six heures, mais il semble à Sandra que c'est toujours le même, indifférent et taciturne.
Elle est fière de ce «laboratoire», où les ébats amoureux sont transmués en renseignements, et de son équipe de belles Mata Hari. Même les professionnels du silence se laissent aller à des confidences, dans les bras de ses filles. Confidences aussitôt enregistrées, puis triées, disséquées, analysées par les services de renseignement français. C'est Marc qui se charge de ces trafics obscurs de cassettes vidéo et de bandes, hors des murs de la Licorne. Il prévient Sandra lorsqu'un client a la réputation d'être «coriace». Dans de tels cas, Sandra n'hésite pas à donner beaucoup de sa personne. Rares ont été ses échecs. Mme l'Ambassadrice sait délier les langues.
Elle a appris qu'à plusieurs reprises Marc, depuis la cabine de régie, avait assisté à ses ébats. Comme s'il avait besoin d'être voyeur pour devenir meilleur amant.

--Alors ? demande-t-elle.

--Là, dit le jeune homme. Regardez.
Il désigne un écran dans la rangée du haut.

Le regard de Sandra fixe l'image. Le colonel Anderson, torse nu, tient la fille blonde par le bras. Il semble furieux et la secoue sans ménagement.

--Montez le son, Michel ! dit Sandra d'un ton sec.

--Petite ordure, crie le colonel. Tu crois que je ne t'ai pas vue fouiller dans ma mallette !

--Mais..., mais, balbutie Toni.
L'homme la gifle à toute volée.

--J'y vais, dit Sandra. Prévenez Laure immédiatement. Dites-lui de me rejoindre.

Sandra sort de la cabine par la porte donnant directement sur le palier. Elle descend la volée de marches qui mène au second étage à toute vitesse. Une seule pensée la pousse : empêcher le scandale. Elle maudit silencieusement Marc pour son absence.

Devant la chambre 8, elle retrouve Laure.

--Que se passe-t-il ?

--Le client de Toni n'est pas satisfait du service, explique Sandra en tirant de la manche de sa robe le passe qui ne le quitte jamais.

Malgré l'insonorisation des chambres, les vociférations du colonel s'entendent depuis le palier.

--Tu t'occupes de Toni, dit Sandra. Moi du colonel.

D'un geste vif, elle fait tourner la clé dans la serrure, entre et referme la porte derrière elle.
Immédiatement, l'homme se tourne vers Sandra. Sur le lit, Toni pleure, la tête entre les mains.

--Bonsoir, colonel, lance Sandra d'une voix calme. Puis-je vous être utile ?
Un sourire professionnel s'épanouit sur son visage.

--Madame, votre présence devenait nécessaire, commence l'homme avec un fort accent écossais.
Sa moustache blonde tremble d'indignation, tandis qu'il reprend :
--On m'avait recommandé votre établissement comme le meilleur de Paris et ...

--Et c'est exactement ce qu'il est, coupe Sandra. Si vous vouliez bien m'exposer votre problème, colonel...

--Cette... Cette petite traînée, commence-t-il en désignant Toni, a profité de ce que je me déshabillais pour fouiller dans ma malette !

--Il doit s'agir d'une erreur, colonel. Notre personnel est trié sur le volet. Ce n'est pas la première fois que vous avez recours aux services de Toni...

--Non, mais je peux vous assurer que c'est la dernière !

Avant que Sandra ait pu esquisser le moindre geste, le colonel a saisi Toni par le bras et l'a forcée à se lever. Il la traîne vers la porte, qu'il ouvre violemment, et pousse la fille hors de la pièce.

--Voilà ce que je fais des sales petites curieuses ! tonne-t-il.

Laure, qui attendait sur le palier, reçoit Toni dans ses bras. A cet instant, un homme sort de la chambre voisine en rajustant son noeud de cravate. Il jette sur la scène un regard curieux.

Le colonel l'apostrophe :
--Mon cher, je vous conseille de faire attention à vos affaires ! Cette maison est un nid de vipères.
Sa voix roule dans la cage d'escalier jusqu'aux salons du rez-de-chaussée. Quelques clients, alertés par le bruit, se sont précipités dans le hall.

Sandra marche vers le colonel. Elle l'agrippe par le bras et le dirige fermement vers la chambre.

--Venez, mon cher, nous avons à parler, susurre-t-elle sans relâcher sa prise.

Dans le même mouvement, elle adresse un signe impérieux à Laure. Cette dernière confie à Toni la fille qui vient de sortir de la chambre voisine, glisse son bras sous celui du client interloqué et redescend avec lui en plaisantant sur les méfaits de l'alcool.

Sandra referme la porte derrière elle. Le plus dur est fait. Il s'agit maintenant de calmer Anderson. Elle sait parfaitement que l'homme ment. Toni n'aurait jamais commis une bévue aussi grossière. Alors que cherche-t-il ? Le scandale pour le scandale ?
Elle scrute le visage rougeaud du colonel. Son regard survole les cheveux blonds très ondulés et touchés de gris aux tempes, la barbe et la moustache presque rousse, les yeux bleu à l'éclat intense, comme artificiel, ainsi que la longue cicatrice qui barre la joue droite. Souvenir de guerre ? Il paraît être assez agé pour l'avoir faite. En tous cas, il est loin d'être calmé. Il tourne en rond, maugrée tout en roulant les extrémités de sa moustache autour de ses index. Elle s'approche de lui, pose une main sur son épaule nue.

--Colonel, asseyez-vous, je vous prie. Je vous dois des excuses.

Il interrompt sa ronde infernale, se tourne vers elle.

--Et que voulez-vous que j'en fasse ? lance-t-il brutalement.

Involontairement, Sandra retire sa main. Puis se reprenant :
--Voyons, colonel, il s'agit d'un incident. Je veillerai d'ailleurs à ce que rien de ce genre ne se reproduise.

--Dans l'hypothèse ou j'accorderais à votre maison une autre visite, grommelle-t-il.

Ce qui ne saurait manquer de se produire lorsque vous aurez goûté à mes excuses, réplique-t-elle d'une voix enjoleuse, tout en le forçant à s'asseoir sur le lit.

Les mains de Sandra courent sur le torse de l'homme, caressantes, apaisantes.

--Détendez-vous, murmure-t-elle contre son oreille.

Elle éteint la lampe de chevet, allume une minuscule veilleuse qui diffuse une lumière rosés, presque irréelle. Sa bouche glisse sur le cou de l'homme, frôle ses épaules. De sa langue, elle effleure son torse, descend vers le ventre plat. Elle sent son corps rigide se détendre peu à peu. Quand elle défait la ceinture de son pantalon, il s'allonge un instant pour lui permettre d'ôter le vêtement.
Sandra achève de le déshabiller et s'étonne un peu de ce que son sexe soit déjà dur. Elle le prend dans ses mains, le cajole, puis ses lèvres enveloppent la chair tiède. Le colonel est resté allongé sur le lit, dans une attitude d'abandon aussi étonnante que la brutalité de sa réaction précédente. La bouche de Sandra joue avec son sexe, lui arrache un gémissement de plaisir. Ses hanches s'agitent doucement sous la caresse.
Comme chaque fois qu'elle choisit de s'occuper personnellement d'un client, Sandra ferme son esprit à tout ce qui est hors de la chambre. Elle oublie qu'elle est Mme l'Ambassadrice. Elle veut ne penser qu'au plaisir. Et elle se rend compte qu'elle éprouve un plaisir particulier à prendre cette verge dans sa bouche. Elle aime sa texture, sa souplesse, sa chaleur, la façon dont elle répond à ses sollicitations.
Absorbée par le sexe qui bat dans sa gorge, Sandra ne voit pas le colonel qui s'est redressé et la regarde. Soudain il la prend par les épaules, se dégage et l'attire contre lui.

--Qu'est-ce qui vous... ? commence Sandra, surprise encore une fois par la brusquerie inattendue de l'homme.

--Je veut te prendre, souffle-t-il.
Il la fait glisser sous elle, la couvre de son corps.

Ses doigts s'agitent sur le tissu retroussé de sa robe, froissent l'étoffe, cherchent le contact soyeux et rugueux à la fois de sa toison rousse. Elle lui facilite la tâche, détend ses cuisses, écarte ses genoux. Avec un grognement de satisfaction, il s'insinue dans la brèche tendue, pousse lentement de toute la puissance de ses reins dans le ventre offert.
Sandra a relevé le tutoiement, prenant le temps de s'étonner encore une fois de cet instant où l'autre cesse d'être un étranger. Puis tout va très vite, et le temps lui échappe. Anderson se déchaîne après un râle de satisfaction. Quelque chose dans sa manière d'être tendre et brutal à la fois, de l'emplir en la laissant béante, fait que Sandra n'est plus dans une chambre avec un client difficile. Elle flotte quelque part dans sa tête, à cet endroit où seules les sensations comptent.
Ses hanches se pressent à la rencontre de celle de l'homme. Elle griffe son dos musclé, cherche sa bouche, crie sans retenue, s'abandonne à sa verge dure.

--Sandra ! dit l'homme quand il sent monter son plaisir.

Dans les bras de cet inconnu, Mme l'Ambassadrice jouit longuement.

Elle s'est déjà rhabillée. Le colonel, allongé sur le lit, fume une cigarette.

--Je dois vous laisser, dit Sandra. Puisque vous avez accepté mes excuses, continue-t-elle avec un sourire malicieux, j'espère vous revoir bientôt dans mon établissement. Au revoir, colonel.

Il se tait, ne bouge pas. Sandra quitte la chambre et remonte dans ses appartements. Elle prend une douche rapide puis appelle Laure.
Quelques instant plus tard, la jeune femme blonde pousse la porte de sa chambre.

--Tout s'est bien passé en bas ?

--Aucun problème, répond Laure. Ils ont mis cet éclat sur le compte du champagne.

--Et Toni ?

--Elle va bien. Je l'ai envoyer se coucher. Évidemment, cette histoire de mallette n'a pas le moindre fondement. D'après elle, ont aurai dit qu'il voulait délibérément rameuter toute la maison.

--Mmm... Curieux bonhomme, commence Sandra d'une voix lente. Je ne comprend pas très bien le but de son petit jeu. Je signalerai l'incident à Marc. Il va falloir le surveiller de très près. En tout cas, je crois que j'ai réussi à le calmer.

Laure a un petit rire sec.

--Je l'ai croisé dans l'escalier en montant. Il partait. Et il avait l'air doux comme un agneau.

--Bien. Je suppose que les cinq prochains sont déjà arrivés.

--Ils attendent bien sagement dans le salon blanc.

Sandra rejette sa crinière en arrière.
--Allons-y, Laure. La nuit va être longue.



Il est quatre heures du matin lorsque Sandra gravit à nouveau les trois étages qui mènent à son domaine privé.
Dans la solitude de sa chambre, elle se déshabille, se glisse entre les draps frais, le corps fatigué, l'esprit inquiet. Marc ne viendra pas ce soir, pense-t-elle. Les évènement de la soirée tournent dans sa tête. Le colonel Anderson l'intrigue plus qu'elle ne l'aurais cru. Elle ne parvient pas a comprendre ce qui a pu motiver son comportement. Aurait-il découvert qu'il est surveillé depuis plusieurs semaines ? Que cherchait-il à provoquer ? Et pourquoi s'est-elle laissée ainsi aller entre ses bras ?
Le sommeil la surprend brutalement, comme une réponse narquoise à ses interrogations.



Un léger crissement la réveille. Sa main se porte vers le petit réveil digital posé sur sa table de nuit. Les aiguilles lumineuses indiquent cinq heures trente. Sandra pose les pieds par terre, dégage son opulente chevelure qui lui masque la moitié du visage et cherche à repérer l'origine du bruit.
La cabine ! De l'endroit où elle est, elle ne voit que le rideau tiré qui dissimule la porte. Elle a sans doute oublié de la refermer. Aucune lumière ne filtre à travers l'épais tissu. Mais Sandra est certaine que quelqu'un est en train de faire tourner une bande magnétique.
Pieds nus, elle avance silencieusement vers la porte. Ses orteils s'enfoncent dans la moquette. Ça ne peut pas être Laure, pense-t-elle en retenant son souffle, ni une des filles. Un technicien peut-être. Ou alors...
Elle est toute contre le rideau, à présent. La porte est effectivement ouverte, et par l'entrebâllement elle voit filtrer une faible lueur, comme celle que jetterait une lampe de poche. Le coeur de Sandra se met à battre plus vite.
Elle se déplace légèrement sur la gauche de façon à avoir une meilleure vue de l'intérieur de la cabine. Un homme est assis devant la console. La lampe de poche posé près de lui éclaire par en dessous un visage dur, des cheveux blonds. Les mains courent sur les touches, poussent un commutateur, abaisent un curseur. Le regard est braqué sur l'écran où Sandra se voit jouir entre les bras du colonel Anderson.
Elle se glace. Pourquoi Marc se projette-t-il à son insu cette cassette, justement celle qu'elle espérait avoir le temps d'effacer demain avant l'arrivée du technicien de jour ? Puis elle remarque qu'un second magnétoscope tourne. Marc est en train de copier la bande. Pourquoi ? Pour qui ? Une sorte d'engourdissement l'empêche de penser. Elle guette, tapie dans l'ombre, écoute la respiration rauque de son mari. Elle est troublée. Profondément. Puis sur l'écran, l'Écossais se dégage d'elle. Elle peut voir son sexe encore tendu, luisant de sa propre semence et de sa sève à elle, la preuve de sa jouissance. Enfin l'image vacille et disparaît.
Marc retire du second magnétoscope la cassette qu'il vient de recopier. Puis il enfonce une touche, un autre écran s'éclaire et le ballet des corps recommence.
Une seconde fois, pour le plaisir, pense Sandra avec haine et amertume. Que va t-il faire du double ? Elle préfère ne pas chercher à approfondir cette question pour le moment. Elle prépare ce qu'elle va dire, en même temps qu'elle appuiera sur l'interrupteur qui commande les lumières de la régie.
Le téléphone sonne.
Sandra sursaute, se précipite vers son lit, bénissant la moquette qui étouffe le bruit de ses pas. Sa main tremble légèrement lorsqu'elle décroche. Dans la cabine, elle entend un petit claquement sec, suivit du bruit d'une porte qui se referme.

--Allô ? dit Sandra dans un souffle.

--Alexandra ? Sandra ? C'est toi ?
La voix chevrote un peu, comme usée par les années de servitude.

Sandra n'hésite qu'une seconde.

--Adèle ? Il y a longtemps... Que se passe-t-il ?

Un flot de souvenirs la submerge, et pendant quelques secondes les mots refusent de sortir.
La vieille gouvernante rompt le silence et délivre d'un trait son message :
--Ton père est très malade, Alexandra. Il vient d'avoir un infractus. Il te réclame. Peux-tu venir maintenant ?

--Maintenant ?... Écoute, Adèle...
Elle s'interrompt quelques secondes, puis répond d'une voix ferme.
--Je serai là dans une heure.


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