Le panneau indiquant la sortie pour Versailles vient de filer sur sa droite. Sandra se renfonce dans le siège de cuir gris et tend ses bras ankylosés sans lâcher le volant. Un soupir s'échappe de ses lèvres pâles. Ses pensées, jusqu'alors concentrées sur les méandres des échangeurs, lui échappent dans la ligne droite de l'autoroute.
Elle revoit l'affolement de Laure quand elle l'a réveillée pour l'avertir de son départ.
- --Ton père ? Mais je ne savais même pas que tu en avais un !
- --Moi non plus, Laure. Je l'avais oublié.
- --Tu ne vas tout de même pas partir seule, à cette heure-ci ?
- --Rendors-toi. Je voulais juste te prévenir. Je n'ai plus vraiment besoin de nounou, tu sais.
- --Je n'en suis pas si sûre, avait grommelé Laure en bâillant.
Sandra a gardé pour elle la visite nocturne de Marc. Elle sent qu'elle a surpris là quelque chose d'important et son instinct lui dicte le silence. Marc a rompu un pacte conclu aux débuts de la
Licorne,accord tacite qui lui assurait de ne jamais appara&icir;tre avec un client sur les bandes vidéo entreposées à la régie. Elle avait jusqu'ici le droit d'effacer à son gré sa propre image. Sandra comprend brutalement que ce droit n'était qu'un leurre. Marc possède peut-être un double de toutes les cassettes enregistrées depuis deux ans, y compris celles auxquelles elle avait cru rendre leur virginité. Rien ne permet de penser que la scène de la régie ne s'est pas déjà déroulée cent fois dans le secret de cette affaire est autre chose qu'une simple histoire de voyeurisme.
Machinalement, son regard accroche un panneau sur sa droite. Rambouillet, 20 kilomètres. Le nom fait naître dans sa bouche un goût de mûres. Elle veut oublier Marc et ses manigances, tente de se rappeler depuis combien de temps elle n'a pas vu son père. Faut-il qu'il soit malade pour désirer la revoir ! Sandra joue quelques secondes avec cette idée, comme un enfant tâte une écorchure pour vérifier si elle est douloureuse.
Le point est sensible. Mais la souffrance lui paraît supportable. Sandra se rend compte que les cinq dernières années de sa vie ont encore creusé le fossé entre son père et elle. Curieusement, cette idée ne la dérange pas. Elle est devenue étrangère aux drames de sa propre famille, ou la vie qu'elle a menée l'a-t-elle cuirassée au point de la rendre presque invulnérable ?
Les premières lumières de Rambouillet scintillent à travers le pare-brise. Comme jadis le Solex du lad, elle guide la BMW dans le dédale de cette ville qu'elle croyait avoir oubliée. La rue des Alouettes la conduit jusqu'à la vieille demeure à la façade obscure. Seule l'allée qui mène au garage est éclairée. Sandra ralentit et laisse la voiture glisser jusqu'à la porte dont les deux battants sont ouverts.
Le garage est vide. Elle y range la BMW en se demandant si la maladie a obligé son père à cesser de conduire. Elle coupe le contact, sort de la voiture. Sur sa gauche, derrière la lourde porte de bois, elle aperçoit la carcasse d'un Solex. Rouillé, recouvert de poussière, il repose sur sa béquille. Il n'a plus de roues, plus de guidon. Le garde-boue arrière est tordu.
Sandra pousse la grille qui communique avec le jardin. Son pas crisse sur le gravier. Ses sens perçoivent des goûts et des odeurs confus. Dans l'obscurité, la maison de son enfance paraît soudain inquiétante. Le lierre qui ornait sa façade a proliféré, masquant certaines fenêtres, étouffant les volets, ceignant les murs d'un manteau trop lourd.
Le jardin n'est plus entretenu. Les ronces ont remplacé les lupins et les iris. Sandra frissonne et hâte son pas vers le perron. Elle aperçoit maintenant sur les marches une petite silhouette sombre, tassée. Adèle a toujours eu l'oreille fine, pense-t-elle en gravissant la première marche. Le hennissement d'un cheval la fait sursauter. Le sien peut-être. Se souvient-il d'elle, et des sucres qu'elle lui offrait, après la monte ? S'il vit encore...
- --Bonsoir, Sandra.
- --Bonsoir, Adèle.
Elle se penche vers la vieille gouvernante, l'embrasse tendrement.
Adèle étouffe un sanglot et rentre précipitament dans la maison, entraînant Sandra.
- --Comment va-t-il ?
- --Le docteur Blanchot est là, répond Adèle en reniflant. Il y a aussi un cardialogue, et une infirmière, et toute ces machines...
Le reste se perd dans le mouchoir blanc que la gouvernante presse contre son visage. Sandra passe un bras autour de ses épaules.
- --Allons-y, Adèle.
- --Je...Je ne sais pas si tu pourras le voir tout de suite. Ils sont en train de lui faire quelque chose... et il a des tuyaux partout !
- --Montons tout de même, dit Sandra.
Les deux femmes gravissent le grand escalier de bois sombre. Il a toujours cette odeur de cire d'abeille que Sandra trouve écoeurante.
Elles s'avancent jusqu'à la lourde porte sculptée.
- --Attends-moi ici un instant, Sandra. Je vais voir si tu peux entrer.
- --Mais...
Adèle a disparu dans la chambre avant que Sandra ait pu terminer sa phrase. Elle ressort quelques secondes plus tard.
- --Il faut que tu attendes. Ils disent que ce n'est pas possible pour le moment.
- --Comment, ils ? s'écrie Sandra, brusquement en colère. Je voudrais bien savoir qui pourrait m'empêcher de voir Adrien !
Elle pose la main sur la poignée, s'apprête à la tourner. La porte cède.
- --Moi, mademoiselle ! Et je dois également vous demander de faire moins de bruit.
L'infirmière s'avance sur le palier, referme la porte derrière elle. Elle a cette allure sévère des femmes mûres habituées à commander une ar^ée de jeunes filles. Une voix grave et sèche, un visage à la peau grise, comme si elle se démaquillait au formol. Malgré elle, Sandra recule.
- --Et d'abord, qui êtes-vous ?
Adèle bredouille quelque chose et Sandra sent la rage crisper ses mâchoires.
- --Alexandra de Moncet, lâche-t-elle. Figurez-vous que l'homme que vous gardez avec tant de zèle est mon père. Maintenant, si vous voulez bien me laisser passer...
Sandra contourne l'infirmière et pose à nouveau sa main sur la poignée de la porte.
- --Humm... Mademoiselle de Moncet ! Un instant, je vous prie. (Le ton s'est radouci, mais la voix reste autoritaire.) Vous ne pouvez pas entrer pour le moment. Le professeur Michaux est en train d'examiner votre père. Son état est très grave. Je suis navrée, mais vous devez attendre.
Sandra s'apprête à répliquer sèchement quand Adèle intervient !
- --Viens, je vais te préparer du thé.
Puis à l'infirmière :
- --Merci, mademoiselle, nous patienterons.
La gouvernante prend Sandra par le bras et l'entraîne sur le palier. L'infirmière rentre dans la chambre.
- --Calme-toi, dit Adèle.
- --Lâche-moi !
Sandra se dégage d'un coup sec, mais Adèle lui lance un regard si triste que sa colère l'abandonne.
- --Pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de peine. (Elle dépose un baiser sur la joue fripée.) C'est que je suis un peu nerveuse. Si tu veux, va faire ce thé, je te rejoins dans cinq minutes. Du thé au jasmin, comme avant...
Adèle hoche lentement la tête et redescend avec précaution, agrippée à la rampe.
Restée seule, Sandra avance jusqu'à la double fenêtre à croisée qui domine le parc à l'arrière de la maison. Elle appuie son front contre le verre froid et regarde l'obscurité. Une petite lumière brille sur la terrasse. Au-delà, l'aube naissante laisse apparaître la cime des peupliers. Sandra se sent abandonnée, oubliée.
Elle se dégage de la fenêtre. Ses pas la conduisent vers sa chambre, à la recherche du passé paisible. Elle pousse la porte, fait un pas en avant. Rien n'a changé. Le couvre-lit en piqué, les coussins de satin, ses livres rangés sur leurs étagères, tout son monde familier semble l'attendre. Elle va jusqu'au lit, se baisse et ramasse sur le plancher, à droite de son oreiller, un vieux Fleming fatigué. Elle le caresse un instant puis le range sur l'étagère, avec les autres. Sa collection de James Bond ! «L'espion que j'aimais ! C'est comme un musée, se dit-elle. Un musée à ma gloire.» Elle a un petit rire amer qui s'arrête vite.
Lorsque Sandra sort de sa chambre, Adèle l'attend sur le palier.
--Je t'ai cherchée partout... Je croyais que tu étais partie. Le thé est servi au salon.
Sandra ne dit rien. Elle suit la gouvernante jusqu'à la grande pièce trop meublée. La moitié des fauteuils sont recouvert de housses, ainsi que les deux canapés. Seule la petite table à café est dégagée. Adèle y a posé une tasse et la théière fumante.
- --Tu n'en veux pas ? demande Sandra.
- --Non, mon petit. C'est pour toi.
Debout, elle boit une gorgée de liquide brûlant. Elle remarque que les doubles rideaux ont été changés. Leur couleur n'est plus assortie aux teinte du salon.
- --Assieds-toi, Sandra. L'infirmière a promis que tu pourrais voir ton père dans quelques ,minutes.
- --Merci, Adèle, mais je crois que je vais aller dans le parc.
Elle se lève brusquement, ouvre la porte-fenêtre. L'air frais lui fait du bien. Elle s'engage sur la terrasse, contente de quitter cette pièce encombrée comme une tombe égyptienne. Elle descend les cinq marches qui mènent à la pelouse et retire ses chaussures, heureuse soudain de sentir l'herbe sous ses pieds, humide du froid de la nuit.
Une lanterne solitaire éclaire les bâtiments de l'écurie. Sandra va vers les stalles et les longe lentement. Elles sont vides. Le hennissement entendu, lorsqu'elle arrivait, venait d'ailleurs. Elle se souvient de l'étalon qu'elle montait à quinze ans, se perd à sa poursuite dans les images heureuses d'autrefois.
Puis la voix d'Adèle qui l'appelle depuis la maison vient la rechercher au fond de ses souvenirs.
- --Sandra, tu peux le voir maintenant. Viens vite !
Elles traversent à nouveau le salon, remontent à l'étage et se retrouvent devant la porte fermée.
Le docteur Blanchot sort le premier.
- --Bonsoir, Sandra.
Sa voix est neutre. Mais son regard dit qu'il s'étonne d'être si lent à reconnaître dans la femme qu'il se tient devant lui la jeune fille qu'il soignait.
Elle répond à peine à son salut, pousse la porte au moment où sort un autre homme, qu'elle n'a jamais vu. Il porte une blouse blanche. C'est le cardiologue.
- --Allez-y, mademoiselle, mais ne le fatiguez pas. Il est très faible.
Le médecin semble préoccupé. Il s'efface devant elle en lui tenant la porte. Sandra fait un pas dans la pièce, brusquement intimidée, comme les rares fois où, petite fille, elle avait eu le droit de pénétrer dans la chambre de ses parents. Puis elle aperçoit l'infirmière, qui s'affaire autour d'un appareil posé sur une table roulante. Elle se retourne vers l'homme en blanc.
- --Est-il vraiment nécessaire qu'elle reste ?
Oui, je le crains, mademoiselle.
Une voix monte alors du grand lit à baldaquin, ce meuble prétentieux que la mère de Sandra appelait sa gondole. Une voix affaiblie, mais qui n'a rien perdu de son autorité !
- --Veuillez-nous laissez, mademoiselle.
Le ton est définitif. L'infirmière a un sursaut indigné, se tourne vers le médecin, qui lui fait signe d'obéir. Avec un haussement d'épaule, la femme sort de la pièce.
Restée seule, Sandra s'approche du lit, elle découvre un appareillage compliqué d'où partent des fils et des tuyaux. L'aiguille d'un goutte-à-goutte est fichée dans l'avant-bras d'Adrien. Plusieurs électrodes sont collées à sa poitrine par du micropore. La veste de pyjama flotte autour d'un corps qui semble s'être racorni, comme une plante qu'on aurait oublié d'arroser. Seule les yeux gris ont gardé leur vivacité dans le visage émacié. Quel âge a-t-il ? se demande brusquement Sandra. Un hoquet nerveux la secoue à l'absurdité de cette question. Pourtant l'idée de ne pas pouvoir s'en souvenir à quelque chose de vertigineux.
- --Bonjour, Alexandra, dit Adrien.
- --Bonjour, père.
Il ne l'a pas appelé Sandra, comme lorsqu'elle était petite fille. Elle voudrait que ses mains cessent de trembler.
- --Viens, assieds-toi sur le lit près de moi.
Elle n'ose pas se poser franchement. Il paraît si fragile, qu'elle craint le choc qui le brisera. Son regard suit le point vert qui dessine sur un écran les battements du coeur d'Adrien.
Les yeux gris ont capté le regard.
- --Essaie d'oublier ces machines, elles n'ont aucune importance.
Sandra s'éclaircit la gorge. Elle a l'impression que ces cordes vocales sont paralysées, comme lorsqu'elle était enfant et qu'il lui demandait de réciter une poésie devant ses amis.
Adrien lui prend la main, se redresse avec une grimace de souffrance.
- --Je ne t'ai pas fait venir pour te parler de moi, Sandra.
Les yeux gris luisent d'un faible éclat. Ils semblent vouloir absorber Sandra, l'attirer pour un dernier voyage.
- --Nous ne nous sommes pas vus depuis ton mariage. Je ne voulais pas que tu gardes de moi l'image peu favorable de cette période confuse.
Il s'interrompt, déglutit avec peine. Le souffle lui manque; chaque mot est une torture. Sandra croit noter tous ces détails avec la froideur affectée d'un étudiant en médecine. Mais elle se rend compte que ses joues sont humides. Adrien de Moncet paraît ne pas le remarquer.
- --Mon tort, reprend-il, est d'avoir toujours considéré que tu étais ma fille, et seulement la mienne...
Sa voix se brise.Sandra sait que ces paroles lui coûtent. Elle presse la main de son père dans la sienne.
- --J'ai toujours voulu étouffer en toi ce qui me paraissait venir de ta mère. Je me suis trompé. J'en paie le prix. Toi aussi.
Sandra ouvre la bouche pour parler, brusquement affolée, mais une pression des doigts maigres d'Adrien sur les siens l'arrête.
- --Tu n'as pas à te justifier. Je porte autant que toi la responsabilité de ce que tu es. De ce que tu es devenue.
Sandra baisse soudain les yeux. Comment sait-il ? Jusqu'alors, elle ne s'étais jamais demandé si son père était au courant de tout, de la
Licorne, ni ce qu'il pouvait en penser, certaine de toute façon que le secret ne quitterait pas les murs de l'hotel particulier. Peut-être même tirait-elle un plaisir confus de l'idée qu'il puisse un jour l'apprendre. Aujourd'hui, elle comprend que quelqu'un l'a renseigné. Qui ? Encore une fois, elle veut parler, mais Adrien la devance !
- --J'ai lutté contre toi, Sandra, contre mes pressentiments, contre Marc...
- --Marc ?
- --Oui. Mais j'ai échoué.
Une intuition subite fait comprendre à Sandra qu'Adrien ne parle pas seulement du mariage.
- --Père, je voudrais savoir, commence-t-elle d'une voix pressante.
- --Ce n'est pas à moi de t'en apprendre plus, Sandra. Mais il fallait que je te voie, que je te dise... La maladie a cela d'étrange qu'elle donne envie d'être propre, comme si on n'avait jamais péché, jamais rien trahi...
Épuisé, de Moncet retombe sur ses oreillers. Il ferme les yeux.Les larmes coulent librement sur les joues de Sandra. Des images remontent de très loin. Des images de tendresse et d'affection. Pour la première fois, elle voit Adrien comme un homme meurtri, blessé par une femme qu'il aimait et qui l'a abandonné. Pour la première fois, elle se sent coupable du nom de cette femme.
- --Va, mon petit. Il est temps que tu partes. Sois sur tes gardes !
D'une pression de la main, il la congédie. Elle sait qu'il n'a plus la force de parler. Elle se lève, sans lâcher la main de son père. Elle se penche et la baise doucement.
- --Je reviendrai, dit-elle.
Les yeux brouillé de larmes, elle quitte la pièce. Déjà les médecins et l'infirmière retournent au chevet du malade.