Roman

Madame L'ambassadrice
(James) . (13)

Un matin gris se lève sur la nationale 306. Depuis quelques minutes, Sandra sait qu'elle aurait dû reprendre l'autoroute.
Encore une fois, elle jette un coup d'oeil inquiet dans le rétroviseur. La Ford verte la suit depuis la sortie de Rambouillet. Sans trop d'espoir, elle enfonce la pédale d'accélérateur et dépasse le camion hollandais qui lui bouche l'horizon. Elle se rabat en laissant l'espace minimum entre le transporteur et la BMW. Elle maudit l'accès de mélancolie qui l'a poussée à emprunter le chemin le plus long. Elle n'était pas pressée de rentrer à Paris, de retrouver Marc et la Licorne. Elle voulait réfléchir.

« Maintenant, trouve donc la manière dont tu vas te tirer de ce mauvais pas », pense-t-elle.
Le Hollandais furieux fait jouer son avertisseur. Sandra ne se laisse pas impressionner et conserve sa vitesse. Elle n'attend pas longtemps. Dans le rétroviseur extérieur, l'avant de la Ford se profile. La voiture verte est bientôt à la hauteur du camion. Sandra aperçoit un homme au volant, mais la lumière blême ne lui permet pas de discerner ses traits. L'inconnu a compris la manoeuvre. Il s'incruste sur la voie de gauche, klaxonnant à intervalle réguliers.
Une Peugeot arrive en sens inverse. Obstinée, Sandra reste dans l'ombre du T.I.R. La Ford ne ralentit pas. Seul son avertisseur traduit l'énervement du chauffeur, Sandra attend l'accident inévitable.
A la dernière seconde, le transporteur hollandais freine, donnant à la Ford l'espace nécessaire pour se rabattre. Sandra accélère sans attendre. Nerveuse, elle tente de creuser l'écart entre l'américaine et elle. Mais l'homme ne semble plus disposé à la lâcher.
Ils traversent Chevreuse. Sandra se demande si elle va tenter de semer son suiveur en bifurquant sur une départementale, pour rejoindre Versailles et s'y perdre.
Elle hésite. La circulation sur la nationale est une protection sûre, même à cette heure matinale.
Soudain excédée par cette situation grotesque, elle ralentit. Qui donc aurait intérêt à la suivre ? Pour quelle raison ? Elle commence à sentir le poids de la fatigue, de la tension à laquelle ces dernières vingt-quatre heures l'ont soumise. Elle devine qu'une logique rigoureuse régit tous ces événements, qu'ils devraient former dans son esprit un tableau clair. Mais l'image est floue, et cette voiture qui s'attache à elle la brouille un peu plus.
Devant elle, la route est déserte. Un chemin de traverse part sur la droite, au milieu d'un champ nu où s'accrochent par endroits de rares plaques de neige durcie. Sandra enregistre ces détails au moment où la Ford la double. L'homme a-t-il décidé d'abandonner ?
A une centaine de mètres devant elle, la voiture américaine se met en travers de la route, Sandra cligne des yeux. Elle repousse la panique, tente d'évaluer ses chances. Il ne lui reste que le petit chemin. L'inconnu a compris ses intentions. Il s'engage sur la terre battue quelques secondes avant la BMW.
Sandra veut l'éviter, braque violemment sur la droite. Son véhicule dérape, bascule dans le fossé. En un reflexe dérisoire, Sandra écrase la pédale de frein. Elle coupe le contact au moment où sa tête heurte le montant de la portière. Puis vient le silence.
Sandra se dégage de son siège, parvient à ouvrir la portière et se retrouve sur le chemin. Hébétée, elle porte la main à son front. Une simple bosse.
Elle lève les yeux, regarde autour d'elle. La Ford est là, garée à quelques mètres. Un homme court à sa rencontre. Sa respiration, dans le froid du matin, forme des volutes blanches et régulières.

--Sandra, tu n'as rien ?
Marc pose sa main sur son bras, veut lui entourer les épaules. L'angoisse qu'elle lit dans ses yeux verts paraît être sincère.
--Tu es devenu fou ?
Elle se dégage, s'assied sur l'aile de la BMW. A deux mains, elle repousse la masse de ses cheveux roux vers l'arrière puis ferme les yeux.
--Fou, répète-t-elle.

--J'ai eu peur quand j'ai vu la voiture basculer. J'ai cru que tout allait flamber.

Sandra ouvre lentement les yeux. Ses prunelles rétrécies regardent au-delà de Marc, dans le champ en friche où trois corbeaux grattent le sol de leur bec dur. Soudain, l'un des oiseaux s'envole dans un cri aigu, passe au-dessus d'eux puis disparaît dans les nappes de brume.

--Pourquoi me suivais-tu ?

Il s'assoit à côté d'elle, fourre ses mains dans les poches de son imperméable. Sandra frissonne. Ses doigts étreignent ses épaules. Elle regarde toujours devant elle.

--Je t'ai ratée de quelques minutes à Rambouillet. Laure m'a averti tout de suite, quand je suis arrivé rue des Licornes.
Marc sort ses mains de ses poches, remonte le col de son trench.

--Et, bien entendu, tu as tenu à me rejoindre tout de suite, dit-elle, lui faisant brusquement face.

Marc sursaute.
--Mais évidemment. (Il la regarde un instant en silence, fragile, tremblante dans son tailleur de daim olive.) Sandra, reprend-il, tu n'as pas de manteau ? Tu vas prendre froid, viens dans ma voiture.
Il tend le bras vers elle. Elle recule, se redresse d'un coup.

Sandra fait quelques pas sur le chemin. Du bout de sa bottine, elle joue avec une motte de terre sèche.

«Il dit peut-être la vérité. Trop parfait, lui souffle son instinct, trop écoeurant de sollicitude.»

Il s'est levé. Il marche à ses côtés à présent. Les yeux fixés au sol, il demande :
--Comment va ton père ?
Avec l'air gauche d'un enfant pris en faute, il ajoute :
--Tu n'en as même pas parlé.

Sandra prend une profonde inspiration.
Dans le champ, les deux corbeaux se disputent un épi de maïs noirci, racorni par le froid.

--Mal, dit-elle. Je doute que cela t'intéresse vraiment. (Elle cherche à présent à capter son regard, à le sonder.) Ces manières de gangster...

Il se passe la main sur la nuque, répond avec un sourire contrit :

--Pardonne-moi, Sandra. Je n'ai pas vraiment réfléchi. C'est un peu ridicule, c'est vrai. (Elle remarque que sa paupière est agitée d'un tic nerveux.) Écoute, reprend-il, ne restons pas là. J'enverrai une dépanneuse pour la BMW. Viens, rentrons à Paris.
Encore une fois, il tente de l'approcher. Mais elle esquive son bras, se dirige seule vers la Ford.
La main sur la portière, elle demande :
--Tu as loué une voiture ? Qu'est-il arrivé à la Rover ?

--Je... Je l'ai amenée au garage, lance-t-il très vite avant de s'installer derrière le volant.

Sandra monte à son tour. Tandis que la Ford démarre, elle regarde se défaire les derniers voiles de brume qu'un soleil naissant irise du jaune à l'indigo. Les deux corbeaux quittent ensemble le champ dévasté.

Sur la nationale, Sandra fixe obstinément l'asphalte. Une sourde hostilité s'est installée entre eux. Elle sent sur elle les coups d'oeil furtifs de Marc. Il semble attendre quelque chose. Un moment propice.

--Que disent les médecins ?

Elle sursaute, comme si elle avait oublié sa présence.
--Quels médecins ?

--Ceux qui s'occupent de ton père, Sandra.

--Je ne sais pas. De toute façon, je retourne le voir demain.

Elle a nettement vu la bouche de Marc se crisper. Elle cherche une cigarette dans son sac, ne trouve pas de feu, s'énerve. Il lui tend un briquet dont la flamme trop haute fait monter une chaleur moite à son front.

--Est-ce que tu te serais réconciliée avec ton père ? demande-t-il avec un sourire ironique.
Son regard quitte la route quelques secondes, se pose sur Sandra avec quelques choses qui ressemble à du mépris.

--J'estime avoir autant de torts que lui. Notre mariage lui...

--...lui a flanqué un coup. Je sais. Pauvre Adrien ! Tu regrettes ?

Elle garde le silence.

--J'ai l'impression que le cher homme t'a fait ses confidences, et qu'elles n'étaient pas à mon avantage.

--Pourquoi dis-tu ça ? demande-t-elle un peu trop vite.
Elle tire une bouffée de tabac pour cacher son trouble.

Marc a un geste vague de la main. Il ne réduit pas sa vitesse quand la Ford entre dans le tunnel de Saint-Cloud. Sandra, les yeux mi-clos, écoute le vacarme des voitures. Les lumières crues qui tapissent la voûte projettent sur ses paupières un masque intermittent.

Quand ils arrivent à la voie sur berge, Marc demande :

--Avenue Théophile-Gautier ?

--Non, je préfère aller directement à la Licorne.

--Ça m'arrangerait si on passait d'abord à l'appartement. Il faut que je prenne un dossier.

--Alors dépose-moi à une station de taxis, fait-elle d'un ton sec.

Il dépasse la Maison de la radio, prend le pont de Bir-Hakeim sur la droite.

--Sandra, cessons ce petit jeu, murmure-t-il soudain tendrement. Tout ça parce que je n'ai pas voulu te laisser affronter seul la maladie de ton père... Je reconnais que je n'aurais pas dû te poursuivre comme je l'ai fait. Mais je ne savais pas comment te rattraper. Je...

--Marc, je suis épuisée. Nous nous ferons des excuses une autres fois.

Les mains de Marc sont crispées sur le volant. Sandra remarque les articulations blanches et proéminentes. Elle a brusquement envie de sortir de cette voiture.

--Ne m'en veux pas, ajoute-t-elle lentement, la nuit dernière a été très dure.

Il sourit, hoche la tête. La Ford tourne dans l'avenue de Ségur, enfile la rue des Licornes, s'arrête devant l'hôtel particulier. Marc descend, fait le tour de la voiture et ouvre la portière de Sandra.

Dans le hall, Laure vient à leur rencontre.

--Tout va bien ? demande-t-elle avec une trace d'inquiétude dans la voix.

Sandra hoche la tête.

--Il faut que je te dise...

--Tout à l'heure, Laure, interrompt Sandra. (Elle avance jusqu'à la première marche, se retourne et leur fait face.) Pour le moment, je voudrais dormir quelques heures.

--Je monte avec toi, Sandra, dit Marc. Je te borderai.
Il a un petit rire dur.

Elle se mord la lèvre, ravale la réflexion qu'elle s'apprêtait à lancer et monte rapidement.
Devant la porte de sa chambre, elle fait une dernière tentative :
--Vraiment, Marc, je peux me coucher toute seule.

--Je préfère m'en assurer, dit-il avec un sourire charmeur.

Il pousse la porte, s'efface devant Sandra. Elle a un bref soupir et entre d'un pas hésitant. Elle jette son sac sur le lit, cherche une cigarette dans le coffret posé sur le guéridon, s'aperçoit qu'il est vide et reste là, debout, les mains nouées. Marc s'approche d'elle. Elle sent ses paumes sur son dos, son souffle sur sa nuque.

--Sandra, murmure-t-il en l'embrassant au creux de l'oreille.

Ses doigts étreignent sa taille fine, remontent vers les seins emprisonnés dans du cachemire noir. D'un mouvement d'épaule, elle se dégage.
--Il faut que je trouve une cigarette.

Elle passe la double porte vitrée qui donne dans son bureau en jetant un coup d'oeil derrière elle. Le visage de Marc est fermé. Dans ses yeux, elle lit un désir si cru, qu'elle se met à trembler. Il la rejoint d'une emjambée, la plaque contre le rebord du bureau. Il prend le visage de Sandra entre ses mains, glisse le long de son cou. Elle sent contre son pubis le sexe qui durcit. Soudain, il colle sa bouche à la sienne. Elle a un petit cri étouffé, cherche à se libérer.

--Non, Marc, pas maintenant. Je ne peux pas !

Elle veut le repousser, mais il la courbe, la force à s'allonger sur le plateau de bois. D'une secousse, il relève sa jupe, écarte ses jambes. Elle agite la tête de gauche à droite, essaie de dégager ses épaules, qu'il maintient fermement contre le bureau.
--Marc, non ! Non ! Arrête !

Mais il ne l'entend plus. Il a déjà ouvert son pantalon. A présent, il roule la jupe de Sandra sur son ventre, découvrant le porte-jarretelles noir qui maintient ses bas. De son index, il écarte le slip de fine dentelle.

--Marc, je t'en prie, souffle-t-elle dans un dernier effort.

Les mâchoires crispées, il la regarde avec un air d'incompréhension.
--Non, pas comme ça. Pas comme ça ! crie-t-elle, au moment où il s'apprête à la pénétrer.

--Votre femme vous parle, je crois, monsieur Renan.
Une voix profonde, teintée d'accent américain.

Marc se fige. Un long sanglot secoue Sandra.

Derrière le bureau, le fauteuil rouge à haut dossier tourne lentement.

--Vous me voyez navré d'interrompre cette touchante scène conjugale, dit le colonel Anderson.


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