Roman

Madame L'ambassadrice
(James) . (14)

Il y a des secondes qui n'en finissent pas. Sandra humiliée, choquée, voit enfin l'homme qui est devant elle. Elle observe la haute silhouette, les cheveux et la barbe couleur paille roussie sous la cicatrice, les yeux redevenus noirs. Ils étaient bleus, la fois précédente. Le colonel portait donc des lentilles ? Il est plus pâle, aussi, sans le maquillage qui lui faisait les joues rougeaudes d'un homme pris de boisson, et semble rajeuni. Une plainte sourde monte en elle.

--Que faites-vous là ? Qui vous a permis d'entrer ?
Marc a la voix dure, mais le tremblement de ses mains, tandis qu'il rajuste sa tenue, trahit son malaise.
--Une question à la fois, mon cher Renan.
La voix grave du colonel Anderson est chargée de mépris. Il fait le tour du bureau, sort une américaine d'un étui de cuir noir.
--Ce que je fais là ne devrait pas être un mystère pour vous, n'est-ce pas ? (Il allume sa cigarette sans filtre.) Quand à la façon dont je suis entré..., pour venir dans cette maison, il suffit de prendre rendez-vous, non ?
Il a un rire sec, qui cesse abruptement.
--Sortez, colonel Anderson !
Marc a retrouvé ses moyens. D'un doigt péremptoire, il désigne la porte.

Anderson tire une longue bouffée.

--Vous connaissez mon nom ? Curieux, n'est-ce pas ? Il est vrai que la Licorne n'est pas animal à se contenter d'une maîtresse.

--Qu'est-ce que vous insinuez ?
Marc est pâle. Une veine bat à sa tempe.

--Et puis ce n'est que justice, puisque moi je connais le vôtre, continue Anderson imperturbablement.

--Monsieur, je vous demande une dernière fois de quitter cette pièce.

Anderson écrase d'un coup sec sa cigarette dans le cendrier du bureau.

--Ça suffit, Marc ! (Son flegme semble l'avoir quitté d'un coup.) Cette comédie est désormais inutile.

--Je ne vois vraiment pas de quoi...

--Arrêtez !
Sandra a crié. Deux têtes se tournent vers elle.

La même inquiétude se lit dans le regard sombre et dans le regard clair. Elle fait un pas en avant, titube, se rattrape au dossier d'une chaise. Les larmes ont laissé deux sillons sombres sur ses joues. Elle est devant Anderson.
Ses mains se lèvent vers le visage du colonel. Elle suit du doigt le tracé de la cicatrice qui barre sa joue, depuis la pommette jusqu'à la bouche. Son index semble caresser cette bande de chair morte. Cela dure longtemps. Assez pour que leurs regards se happent et ne se lâchent plus. Assez pour que Marc, les poings crispés, devienne livide.
Finalement, elle dit :
--James...... et se laisse tomber dans un fauteuil en sanglotant.

Marc se tait. Sandra pleure, malade d'avoir pu faire l'amour avec cet homme sans que son corps, ses sens lui envoient un signal de reconnaissance. Comme une machine.
Redevenant James Liewelyn, Anderson s'approche d'elle, prend sa main avec tendresse, soulève son menton, l'obligeant à le regarder.

--Sandra, il faut que je t'explique... J'ai beaucoup de choses à te dire.

Sortant soudain de sa torpeur, Marc se précipite sur lui, l'écarte brutalement.
--Laisse-la ! Tu vois bien que tu la bouleverses. Va-t'en, maintenant !

--Pas avant de lui avoir parlé de cette nuit à Juan-les-Pins, de notre pacte.

Mâchoires serrées, Marc soutient le regard de James. Puis il baisse les yeux.

--Un pacte ?
Sandra se redresse sur son siège. Cette avalanche d'émotion, de confusion provoque en elle un brusque réflexe d'autorité. Elle ne pleure plus lorsqu'elle déclare en regardant durement les deux hommes :
--Maintenant, je veux savoir. Tout !

Marc ressemble à une statue de cire. Les mains derrière le dos, James fait quelques pas dans la pièce, puis revient se planter en face de Sandra.

--Tu vas tout savoir. (Sa voix est tendre). Je suis revenu pour ça.
Il jette un bref regard à Marc puis reprend :
--Il faut remonter à notre première rencontre, Sandra.
Il se tait encore, ajoute comme s'il avait peur de ce qu'il s'apprête à dire :
--Attends-toi à être surprise.

--Vraiment ? fait Sandra avec un sourire amer.
James se racle la gorge.
--J'étais à Rambouillet ce jour-là parce que ton père et moi travaillions ensemble sur une affaire que nos deux gouvernements croyais importante. (Il se tourne brusquement vers Marc.) Ton mari a dû t'expliquer, je pense, comment la diplomatie peut mener à servir l'État de façon plus... occulte ?
Sandra évite son regard.

--Il s'agissait d'un transfuge roumain. Un nommé Smetlenko qui travaillait à l'ambassade soviétique à Bucarest.

Sandra sursaute. Smetlenko. Elle se revoit six ans plus tôt, enfermée dans le placard du bureau d'Adrien, entourée de papiers et de toiles d'araignée.

--Marc, qui était sous les ordres de ton père, et moi-même étions chargés de réceptionner l'homme et d'assurer ensemble son debriefing. Smetlenko avait pris contact avec les Français et les Américains afin d'assurer sa propre sécurité. Il prétendait pouvoir nous livrer des données essentielles sur les activités des Russes en Angola, au Vietnam, ainsi qu'en d'autre points stratégiques...
James s'arrête, regarde Sandra.

----Quel rapport tout cela a-t-il avec moi ?
Elle paraît légèrement agacée. Du coin de l'oeil, elle observe Marc. Il consulte sa montre à intervalles réguliers, surveille la porte. Elle trouve qu'il ne ressemble pas assez au lapin dont la patte ensanglantée gît entre deux mâchoires de fer, et cela la contrarie.

--J'y arrive. (James soupire, comme s'il regrettait de devoir continuer). Tu n'as sans doute jamais réfléchi à la coïncidence qui nous a fait nous trouver sur le yacht de ton oncle le lendemain de ton arrivée, n'est-ce-pas ? C'était un hasard truqué.

A cet instant, Marc bondit, s'accroupit face à Sandra assise. Il prend ses mains dans les siennes, les presse un peu trop fort.
--Sandra, regarde-moi ! (Sa voix est tendue, presque implorante). Ne l'écoute pas ! Rien de ce qu'il va te dire n'est vrai. Sandra !
Il secoue ses mains en parlant. Elle a envie de se dégager mais n'ose pas.
--Tout ce qui nous entoure, cette maison, nous l'avons construit ensemble, reprend Marc. N'oublie jamais ça. Je t'aime, Sandra. Viens. Laissons-le, partons. Il est encore temps.
Dans son regard elle voit soudain ce qu'elle n'avait jamais vu. De l'humilité. De la dépendance. Elle se dégage lentement, se lève et fait le tour du bureau.
--Il faut que je sache, Marc.
James enchaîne très vite, comme s'il craignait qu'elle ne cède à la prochaine interruption :
--C'est ton oncle qui devait se charger de faire passer le transfuge de Roumanie en France.

Elle se tourne vers lui, les yeux agrandis, la bouche ouverte sur un cri indigné. Il ne la laisse pas parler.

--Les hommes comme Gregory sont précieux pour nos services. Ils aiment le risque pour le risque. Ce soir-là, Smetlenko était à bord du Rosebud. Selon le bon vieux principe de la lettre volée, il se trouvait parmi les invités. Tu as même dansé avec lui.

Sandra met sa main devant sa bouche. Le gros homme qui lui marchait sur les pieds et sentait l'alcool. Et May qui... Bien sûr, May était dans le coup. Sandra prend soudain conscience de tout ce qui s'est tramé autour d'elle, autour de sa naïveté.

--Continue, dit-elle durement.

James détourne les yeux, caresse machinalement sa barbe. Il a soudain l'air malheureux. Sa voix ne semble plus aussi assurée lorsqu'il reprend :

--Ce qui s'est passé ensuite n'avait pas été préparé. Tu dois me croire, Sandra. Nous t'aimions tous les deux.
Il s'accroche à son regard, comme s'il voulait imprimer son message dans le violet de son iris.

Sandra se tourne vers Marc. Cette fois-ci, il ressemble bien à un animal traqué. Il jette des regards furtifs vers la porte. Curieusement, cela la rassure. James ne paraît pas intrigué par le manège de Marc. Elle décide de le croire.
--Cette nuit-là, nous avons été sincères, Sandra. Mais il y avait déjà une ombre entre nous.
--La suite m'appartient, si tu le veut bien, dit Marc. (Il affiche à présent un sourire narquois.) Parce qu'il y a une suite, ma chère Sandra, ou plutôt un précédent. Et si je dois te perdre... (il s'arrête, les regarde longuement tous les deux) j'aime autant que ce soit par ma voix. La Licorne est un projet ancien. Il existait bien avant que je te rencontre. C'était mon enfant, et j'avais réussi à le faire adopter par mes supérieurs. Il n'y avait qu'un problème : trouver la femme. Il fallait quelqu'un d'exceptionnel pour diriger cette maison. Dès que je t'ai vue, j'ai su que tu étais celle que je cherchais. Il ne me restait plus qu'à te préparer.

Le regard de Marc brille d'une lueur étrange, comme s'il revivait ces instants et s'en délectait à nouveau. Ses mains s'agitent, mimant son enthousiasme. Il s'approche de Sandra. Elle recule, effarée.

--Mes chefs avaient donné leur accord, reprend-il. Tout était prêt. Mais ton oncle a eu vent de nos projets. Il a prévenu James, sans doute parce qu'il ne pouvait pas, en parler à ton père. Cher Adrien, ça l'aurait tué.
Un rictus tord la bouche de Marc tandis qu'il se plante devant son rival.
--Et ton beau chevalier a tenté de s'opposer à mon projet.

James le toise d'un air dur. Il semble lutter pour ne pas se jeter sur lui.
--Regarde-le ! Aujourd'hui encore, ses poings le démangent. Parce qu'à cette époque nous en sommes presque venus aux mains. (Il pirouette, se tourne vers Sandra.) Marc Renan et James Liewelyn se sont battus pour toi. Que dis-tu de cela, ma belle ? Heureusement, j'étais couvert par mes chefs. Il ne pouvait rien tenter sous peine de se faire souffler Smetlenko. Or ses supérieurs voulaient le Roumain à tout prix. Il était coincé.

Marc se laisse tomber dans un fauteuil. Son rire est dure comme un sanglot. Sa tête tombe sur sa poitrine. Lorsqu'il la relève, il paraît presque triste.

--Alors je lui est proposé un marché.

Sandra voudrait dire quelque chose, mais sa gorge est nouée. Depuis quelques heures, elle va comme un boxeur vaincu qui n'a plus qu'une ressource : encaisser. Encaisser pour ne pas tomber.

--J'ai accepté, Sandra, dit James d'une voix douloureuse. Mes chefs voulaient souffler le Roumain aux Français. Mais c'était un marché de dupe. J'ai eu six ans pour le regretter.
Il s'arrête, cherche une cigarette, tourne le dos à Sandra.
--Il me laissait partir la nuit même avec Smetlenko si je ne réaparaissais plus jamais dans ta vie.

Un silence glacé s'installe entre eux. Le cercle est brisé. Il a suffit de prononcer les termes du marché pour qu'ils perdent leur sens. Il ne reste que les conséquences.

D'une voix lasse, James ajoute inutilement :

--Plus tard, nous avons découvert que Smetlenko était un petit fonctionnaire qui se poussait du col. Il ne connaissait des précieux dossiers que ce que nous savions déjà. Je me demande encore comment Marc avait pu l'apprendre.

La porte grince. Un homme entre en la poussant du pied. Il a quarante ans, des allures d'homme d'affaires, des tempes grises, un pardessus élégant.
--Je pense que j'arrive à temps, dit Mallowan d'une voix enjouée.


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