Sandra savait qu'il était le bras droit de Marc, mais elle avait choisi d'oublier jusqu'à son existence. L'accès de la Licorne lui était interdit. Marc avait respecté cette condition imposée par Sandra. La seule vue de la silhouette de Mallowan la faisait frissonner, lui rappelant leur humiliante étreinte, sous le porche d'un immeuble parisien, et sa séquestration au Café Américain. A cet instant précis, il est la dernière personne au monde qu'elle aurait voulu revoir.
- --Mallowan, enfin ! (Marc halète comme un coureur après l'effort.) J'ai cru que vous n'arriveriez jamais !
- --Vous m'aviez dit onze heures trente, monsieur Renan, répond l'homme.
Appuyé contre le chambranle de la porte, il effleure le bord de son feutre. Il donne l'impression du chat prudent qui évalue d'un regard une situation avant de s'aventurer dans la pièce.Sandra sait qu'il est dangereux. L'espace d'une seconde, elle se demande si James le sait aussi. l'Américain ne paraît pas surpris. Tout juste contrarié.
Un geste de Marc suffit à Mallowan. Habitué à obéir sans poser de question, il est comme la lame d'un cran d'arrêt bien entretenu. La plus petite sollicitation le rend prêt à l'action.
Sandra ne voit rien venir. Quand elle comprend, il est déjà sur elle. Il lui plaque une main sur la bouche, lui tord un bras derrière le dos, l'entraîne sur le palier. James a bondi, mais Marc le précède et lui bloque le chemin.
- --Si tu ne bouges pas, il ne lui arrivera rien.
Sandra se débat ; elle voudrait crier. Vainement, elle tente de mordre la main qui la bâillonne.
James hésite.
- --Tu n'oserais pas, dit-il comme un défi.
- --Sans doute, gronde Marc. Mais Mallowan n'hésitera pas, lui.
Liewelyn soupire. Ses mains retombent le long de son corps.
- --Recule jusqu'au bureau, ordonne Marc.
James fait trois pas en arrière. Il regarde Sandra qui rue et se cabre dans l'étreinte puissante de Mallowan. Il ne veut pas savouer vaincu :
- --Ne t'inquiète pas, Sandra. Nous nous reverrons bientôt.
- --N'y compte pas trop ! lance Marc avant de refermer la porte du bureau et donner un tour de clé.
Mallowan dévale déjà les marches avec sa prisonnière. Au palier suivant, Marc les rejoint. La
Licorne dort encore à cette heure-ci. Seul le personnel s'agite dans les cuisines. Il est à peu près certain de pouvoir quitter l'hôtel tranquillement.
A l'instant où ils posent le pied sur les dalles de marbre du vestibule, une voix leur parvient du salon :
- --Sandra, c'est toi ?
La silhouette de Laure s'encadre bientôt dans la porte. Elle sent, plus qu'elle ne comprend, l'anormalité de la situation.
- --Que se passe-t-il ? s'écrie-t-elle. Marc !
Profitant de la présence de son amie, Sandra essaie encore une fois de se dégager, mais son raviseur la tient fermement. Marc s'apprête à dire quelque chose, quand Laure se jette sur Mallowan.
- --Lâchez-la !
De sa main libre, il la repousse brutalement. Laure est projetée contre la rambarde de l'escalier, et sa tête heurte le bois dur. Elle s'effrondre lentement sur le sol, sans un cri.
- --Vous êtes fou, souffle Marc. Vous l'avez peut-être tuée.
- --Vous voulez sortir, oui ou non ?
Marc regarde le corps recroquevillé sur le marbre blanc. Il a un instant d'indécision puis rejoint Mallowan, qui a déjà traversé la courette.
La Ford est toujours devant la porte cochère. Marc ouvre la portière arrière, et Mallowan pousse Sandra sur la banquette de skaï noir. Elle recule au fond du siège et tente d'ouvrir l'autre portière. Marc s'installe près d'elle.
- --Prenez le volant, dit-il à Mallowan.
Puis, à Sandra :
- --Inutile de te casser les ongles. Tu vois bien qu'elle est fermée.
Elle s'immobilise aussitôt, lui jette un regard haineux puis se cale contre le montant de la portière, le plus loin possible de son mari.
La Ford démarre en direction des quais.
- --Où allons-nous ? demande Mallowan.
- --Au rendez-vous. Répond Marc le visage redevenu dur.
Il regarde droit devant lui. Il semble avoir oublié Sandra.
- --Dangereux, beaucoup trop dangereux, maintenant, dit Mallowan sans se retourner. C'est du suicide.
- --Ne discutez pas. Nous n'avons pas le choix.
Sandra ferme les yeux. Le bruit de ses propres battements de coeur lui est insupportable.
James ne s'est pas rué sur la porte. Il a simplement fait le tour par la chambre de Sandra et s'est retrouvé libre sur le palier.
Il descend l'escalier rapidement et bute sur Laure, toujours sans connaissance. Il se penche vivement, pose une main sur sa gorge. Contre sa paume, la jugulaire bat régulièrement. Il soulève Laure et la porte dans le salon, puis va à l'office prévenir les domestiques.
La Ford s'arrête devant le numéro 14 de l'avenue Théophile-Gautier. Marc pose la main sur la portière.
- --Attendez-moi là, j'en ai pour quelques minutes.
- --Et elle ? dit Mallowan.
Marc regarde Sandra. Tassée dans le coin du siège, le visage fermé, elle ressemble à une déesse courroucée.
- --On l'emmène. Je m'en charge. Tout ira bien.
Il referme la portière derrière lui, pousse la porte vitrée et pénètre dans le hall de l'immeuble.
Il en ressort quelques minutes plus tard, chargé d'un petit sac de voyage en cuir noir.
- --Partons. Nous allons être en retard, dit-il en réintégrant la voiture.
- --Où allons-nous ? demande soudain Sandra.
Marc semble épuisé.
- --Ne t'inquiète pas. Une petite affaire à régler avant de quitter Paris. Je ne pensais pas devoir prendre si tôt ce genre de mesure, mais l'arrivée de ton ami James m'oblige à avancer mes projets.
- --Tes projets ne me concernent pas, Marc.
- --Nous sommes liés pour le meilleur et pour le pire, ne l'oublie pas.
- Elle hurle : --Je ne veux pas partir ! Je ne veux pas quitter la France ! C'est bien à ça que tu penses, n'est-ce-pas ?
- --Tu n'as pas le choix.
La Ford démarre sèchement.
James, a confié Laure à la petite bonne arabe, qui est allée réveiller une des pensionnaires. Il décroche le téléphone au salon et appelle un numéro à Rambouillet. Il parle quelques minutes avec son interlocuteur puis raccroche. Il compose ensuite un numéro de radiotéléphone.
- --Où en sont-ils ?
- --Toujours dans la Ford. Sur la voie sur berge.
- --Ne les perdez pas de vue. Je vous rejoins à Charenton.
- --D'accord.
Ils roulent en direction de Bercy. Sandra s'est de nouveau renfoncée dans son siège. Elle tente en silence de rassembler ses idées.
- --Pourquoi m'emmènes-tu ? demande-t-elle soudain. Crois-tu vraiment que je pourrai encore te regarder sans dégoût, comme si je n'avais pas vécu ces deux dernières heures ?
Il ressemble à un enfant buté lorsqu'il répond :
- --J'ai trahi mon pays pour toi, Sandra. Je ne te laisserai pas m'échapper.
Elle se dit qu'elle a eu tort de le prendre sur ce terrain. Il est au-delà de toute raison.
- --Pour un traîte, tu t'en es bien tiré, lance-t-elle durement.
Il se tourne vers elle. Son regard est glacé.
- --Parce que j'ai réussi à leur faire croire que James m'avait doublé, parce que Smetlenko, comme je l'avais prévu, s'est révélé un minable petit fonctionnaire sans envergure ni intérêt pour qui que ce soit ? Il n'en reste pas moins que j'ai délibérément laissé filer une source de renseignement importante pour l'État.
Sandra recule un peu plus contre la portière.
- --J'ai trahi, répète-t-il comme si ce mot lui procurait une étrange jouissance, et je recommencerai...
Sandra comprend soudain l'enjeu de cette fuite.
- --Les cassettes !
Marc a un petit sourire ironique.
- --Je sais ce que tu vas faire, Marc. Je t'ai surpris cette nuit pendant que tu enregistrais un double du film.
Son sourire s'élargit.
- --Je me s'emblait bien avoir entendu un bruit.
Devant cet homme impassible qui voudrait faire croire qu'il s'est servi d'elle par amour, Sandra n'éprouve que de la colère.
- --Depuis le début..., commence-t-elle. Mais la rage l'étouffe.
Il regarde de nouveau droit devant lui.
- --Tout ce que tu soupçonnes est exact, Sandra. Il est inutile de te le cacher maintenant. Les renseignements recueillis à la Licorne n'allaient pas seulement au gouvernement français. J'en ai vendu partout... A tout le monde. Certains films ont fait le bonheur richement payé d'amateurs de pornographie !
- --Tu savais que James reviendrait, n'est-ce pas ?
Elle passe de la colère au découragement.
Par deux fois, elle s'est laissé berner, elle s'est laissé entraîner dans un jeu qui ne la concernait pas.
- --Bien sûr, dit-il sans se départir de son calme. J'avais pris toutes les précautions nécessaires. Je l'ai reconnu tout de suite quand il s'est présenté sous le déguisement d'Anderson. Il t'a fallu plus de temps, n'est-ce pas ?
Elle détourne la tête, se mord la lèvre pour ne pas pleurer.
- --Une Bentley derrière nous, laisse tomber Mallowan.
- --James a peut-être, lui aussi, pris ses précautions, murmure Sandra, heureuse de l'angoisse qu'elle voit naître sur le visage de Marc.
- --Accélérez, dit-il.
James a rejoint le périphérique. A la hauteur de la bretelle de Charenton, il aperçoit la Bentley. Comme convenu, la grosse anglaise se laisse distancer, et la Renault 5 de Liewelyn prend le relais en direction de Joigny. En ce début d'après-midi, la circulation est fluide. James décroche le téléphone.
- --Je les ai, dit-il dans le combiné. Rendez-vous rue de Paris.
- --Elle a disparu, annonce Mallowan.
Marc se laisse retomber contre le dossier du siège, tandis que la Ford s'engage dans la rue de Paris. Huit cents mètres plus loin s'amorce une côte, que le véhicule remonte avant de s'immobiliser dans un virage, devant un haut portail de bois vermoulu. Un des battants est ouvert. Mallowan descend ouvrir le second puis fait entrer la voiture dans une petite cour carrée au sol de pierre envahi par les mauvaises herbes. Un haut mur sépare la propriété de la rue. Devant eux se dresse une vieille maison de pierre, flanquée de deux ailes dissymétriques. Plusieurs vitres sont cassées, les volets à la peinture écaillée pendent hors de leur gonds. La porte d'entrée vitrée est béante.
Mallowan sort de la voiture le premier, suivi par les deux autres.
- --Allez-y, ordonne Marc. Dites-lui que nous avons ce qu'il veut, et que nous ne pouvons pas attendre.
Mallowan s'engage dans la maison. Par la porte ouverte, Sandra aperçoit un vestibule nu, au plancher délavé, qui donne sur une autre pièce dont elle ne voit que la fenêtre.
Mallowan revient trois minutes plus tard.
- --Tout va bien. Mais il dit que vous devrez partit tout de suite.
- --C'est bien ce que je craignais.
- --Et que ça ne va pas être facile. Ils se sont aperçus des fuites à l'O.T.A.N. Les Américains sont sur les dents.
- --Je sais.
Marc s'empare du sac de cuir noir, puis, tenant fermement Sandra par le bras, il gravit les cinq marches du perron et entre dans le hall. Mallowan les suit.
Ils s'avancent dans une grande pièce dépourvue de meubles. Là aussi, le plancher semble avoir été passé à l'eau de javel. Sur les murs, un crépi blanc achève de se décomposer. Au milieu de ce qui fut un salon trônent deux chaises de jardin rouillées. Près de l'une des trois portes-fenêtres, qui s'ouvrent sur un jardin en pente, se tient un homme en costume sombre.
James a garé sa voiture en bas de la pente. Il sait que la Bentley ainsi qu'une estafette sont tapies après le virage, tout en haut de la côte. Un troisième véhicule est en train de contourner le pâté de maison, pour venir se placer devant la grille qui ferme le jardin.
James passe le haut portail, se colle contre un arbre puis fait un signe. Derrière lui, des ombres se mettent prudement en mouvement. D'arbre en arbre, James s'approche du perron. Il ne tient pas à se faire repérer tout de suite.
Sans se retourner, l'homme se met à parler :
- --Vos derniers envois ont été très appréciés. Mais il faut arrêter. J'ai bien peur que vous ne soyez devenu trop voyant. Dommage.
- --J'en ai peur aussi.
Marc cherche quelque chose dans son sac. Il en retire un petit paquet soigneusement ficelé.
«Les cassettes, pense Sandra en réprimant un frisson. La dernière livraison... et la mienne est sûrement dedans.» Elle ne peut s'empêcher de penser que cette scène à un goût de déjà vu. Mal à l'aise, elle s'étonne de ne pas avoir plus peur.
- --La femme n'était pas prévue.
- --Elle part avec moi, déclare Marc d'une voix ferme.
- --Cela va être difficile de vous faire sortir tous les deux.
- --Elle part avec moi.
L'homme se tourne alors vers eux. Son visage est de ceux qu'on ne retient pas.
- --Très bien. Je vais vous laisser. (Il tend à Marc une enveloppe de papier kraft et prend le paquet ficelé.) Vous trouverez toutes les instructions là-dedans. Respectez-les à la seconde près. Vous serez hors de France ce soir.
Il se tourne alors vers Mallowan, qui est resté légèrement en retrait.
- --Et vous ?
- --Non, merci. Je n'aime pas les voyages. Je disparaîtrai à ma façon.
James est dans l'entrée depuis quelques minutes. Il regarde sa montre, comme s'il guettait un signal.
Sans un mot de plus, l'homme leur tourne le dos, tire le battant d'une des portes-fenêtres et sort par le jardin.
James donne un violent coup de pied dans la porte.
- --Vous êtes cernés. Inutile de fuir !
A cet instant, des trois autres portes ouvrant sur le salon surgissent cinq hommes vêtus de noir. Ils entourent Marc et Sandra. Mallowan s'est déjà rué à l'extérieur par la porte-fenêtre, suivant l'homme au costume sombre qui court vers la grille, au fond du jardin.
- --Je ne te conseille pas de suivre leur exemple, dit James quand il voit Marc reculer vers les fenêtres en entraînant Sandra. On les attend à la grille.
Les six hommes se rapprochent lentement de Marc. L'air hagard, il glisse sa main dans sa veste. C'est le moment que choisit Sandra pour se dégager. D'une violente secousse, elle l'oblige à lâcher prise et se réfugie dans les bras de James.
- --Je t'avais bien dit que nous nous reverrions, murmure-t-il.
La main de Marc retombe, inerte, contre son flanc. Les cinq hommes s'emparent de lui.
Un pas lourd résonne dans le vestibule. Un homme aux cheveux argentés pénètre dans le salon en faisant tourner dans sa main une canne au pommeau d'argent.
- --On a rattrapé les deux autres. Cette fois-ci, mon cher neveu - par alliance - vous êtes cuit, dit Gregory Aladin.