Roman

Madame L'ambassadrice
(Marc) . (8)

Elle est décidée et rien ne pourra la faire changer d'avis. Tout est prêt pour dix-huit heures. Il lui a fallu trois jours pour convaincre Laure, deux autres jours pour mettre au point leur plan et attendre le moment propice.
Sandra enfile la perruque blonde, tandis que Laure fait les cent pas dans la chambre en se tordant les mains.

--Mais, même en admettant que tu arrives à l'aéroport, quest-ce que tu feras ? Tu n'a pas d'argent, pas de passeport.
--Je me débrouillerai.

Sandra achève de boutonner la robe que lui a donnée Laure. Elle est un peu grande, mais, avec une ceinture serrée, ça pourra passer.
--Tu es folle, Sandra. Tu ne te rends pas compte de ce que tu risques.
Sandra lui fait face brusquement.
--Je n'en peux plus, Laure ! Est-ce que tu arrives à comprendre cela ?... De toute façon, il est trop tard pour reculer.
Laure se mord la lèvre, s'assied dans le fauteuil, se relève immédiatement. Elle s'empare de son sac, cherche quelque chose dedans, puis fouille dans celui de Sandra.
--Tiens, ce n'est pas grand-chose, mais ça pourra t'aider.
Elle tend à Sandra une liasse de billets verts.
--Non, Laure, garde ton argent... Je ne veux pas te dépouiller.
Laure force les dollars dans la main de Sandra.
--Ne discute pas. Il n'y a que cent dollars. Tu me les rendras quand nous nous reverrons.
Sandra baisse les yeux puis se penche vers Laure et dépose un baiser sur sa joue. Cette dernière s'ébroue, regarde sa montre.
--Bon, allons-y, il est presque six heures. Essaie de ne pas me faire trop mal.
--Mais je ne veux pas te frapper vraiment ! Il suffit que je t'attache.
--Non. Il faut que ça paraisse vraisemblable. S'ils se doutent de quelque chose, je vais avoir des problèmes.
--Tu as raison. Mais ça ne va pas être facile. Laisse-moi d'abord t'attacher.
Laure s'allonge sur le lit, et Sandra entreprend de lui lier les mains et les pieds avec les ceintures de leurs peignoirs.
--Le bâillon, maintenant.
Sandra noue un foulard rouge sur la bouche de son amie. Puis elle se redresse, regardant autour d'elle.
--Avec quoi vais-je bien pouvoir te frapper ! La lampe ? Non, je risquerais de t'ouvrir la tête. Le ceinturon, peut-être. Oui, ça devrait aller.
--Tu es bien comme ça ? Ce n'est pas trop inconfortable ?
--Mmm...
Laure se dandine et donne des signes d'inquiétude et d'énervement.
--Bon, bon, j'y vais.(Elle se penche vers sa victime, l'embrasse sur le front). Merci, murmure-t-elle.
Puis elle lève le ceinturon, ferme les yeux et l'abat de toutes ses forces sur la tête de Laure. La jeune femme a un gémissement étouffé par le bâillon. Elle sursaute, puis son corps devient inerte.
--Pardon, Laure !
Sandra pose la grande capeline de son amie sur sa perruque blonde, la rabat le plus possible sur son visage et rassemble quelques affaires dans son sac : les dollars, le plan du quartier que Laure lui a dessiné, ainsi qu'un minuscule 6,35 au chargeur vide que la jeune femme gardait soigneusement au fond d'un tiroir.
Sandra se dirige vers la porte, jette un dernier regard au corps étendu sur le lit. Puis elle prend une profonde inspiration et sort de la pièce. Le plus dur sera de tromper le cerbère à la porte. Mario est un malin, et l'expérience lui a déjà prouvé qu'il n'hésite pas à manier le rasoir. Sandra avance à pas de loup le long de la galerie. Heureusement, à cette heure-ci, la plupart des filles sont dans leur chambre, en train de se préparer. Elle arrive à la hauteur de la porte de la porte-fenêtre donnant sur le salon et s'y engage prudemment. Bruit de voix. D'un mouvement rapide, elle se plaque contre le mur extérieur. Ice vient d'entrer dans la pièce, lui barrant le passage vers le hall.
Sandra halète, sans parvenir à maîtriser sa respiration. Ice est en grande conversation avec Zina, la petite bonne, et semble vouloir s'installer dans le salon.
Sandra s'affole. Et si tout son beau plan tombait à l'eau simplement parce que Ice a décidé de se livrer à son occupation favorite ? Encore une fois, elle invective la petite Arabe d'une voix rude, et cela semble ne jamais devoir finir.
Sandra sent ses jambes fléchir. Elle se raccroche à la porte-fenêtre et, dans sa panique, fait tinter le loquet contre la vitre.
--Qu'est-ce qui se passe dehors ? Zina, va voir ce que c'est !
Sandra reste collée au mur, incapable de bouger. Elle sait qu'elle devrait courir, se réfugier dans une des chambres donnant sur la galerie, mais ses jambes ne la portent plus. Elle entend les pas de Zina se rapprocher de la porte-fenêtre. La petite bonne s'avance sur la galerie, tourne la tête à gauche, puis à droite. Quand elle aperçoit Sandra, elle a un sursaut muet. Son regard noir croise le violet de celui de Sandra, qui n'a toujours pas bougé.
La petite bonne se détourne vivement et réintègre le salon. Les yeux clos, Sandra attend, comme le condamné guettant le sifflement du couperet.
--Ce n'est rien, madame, juste le chat.
--Sale bête ! J'avais pourtant dit à Lilia de le garder dans sa chambre, lance Ice. Bon... Suis-moi à la cuisine.
Sandra a l'impression que ses poumons se vident comme deux baudruches trouées. Elle attend quelques secondes afin de s'assurer que les deux femmes ont bien quitter la pièce, tout en remerciant silencieusement la petite Zina. L'espace d'une seconde, elle se demande si la gamine l'a sauvée par affection pour elle ou par haine pour Ice.
Puis le sens de l'urgence lui revient. Elle traverse rapidement le salon et se retrouve dans le hall.
Sandra rabat sa capeline sur ses yeux, ajuste sa robe et marche fermement vers la porte. Lorsqu'elle débouche sur le grand perron, une sorte d'ivresse la saisit. Elle n'a plus peur. Mario, assis sur un fauteuil de jardin, lit un illustré. Elle passe bravement devant lui, tandis qu'il s'arrache à contrecoeur à sa lecture.
--Bonsoir, Mario, lance-t-elle, essayant d'imiter le contralto de son amie.
--Ah ! c'est toi, Laure, nasille le petit homme. Encore Ben Ali Gacem, hein ! Quel veinard celui-là, hein ?
--Sans doute, Mario, puisque tu le dis.
Sandra s'approche des marches qui conduisent au jardin et commence à les descendre lentement. Mario lui jette un regard étonné puis hausse les épaules et replonge dans son journal.
Sandra compte les pas. Plus que trois jusqu'à la grille. «Garde ton calme, Alexandra.» Elle referme le portail, qui grince lugubrement, et se retrouve sur le boulevard de la liberté. Elle prend à gauche, comme le lui a indiqué Laure. Pour le moment, il s'agit de suivre le trajet habituel de son amie, jusqu'à la rue de Marseille. Et surtout de ne pas courir.
Lorsqu'elle parvient à l'angle, Sandra se met à trembler de tous ses membres. Elle s'appuie contre un mur. Un taxi passe. Elle le hèle.
--A l'aéroport, vite !
Son coeur a du mal à retrouver son rythme normal. Elle refuse encore de croire qu'elle est sortie de sa prison, qu'elle est libre d'aller où bon lui semble. Avec l'argent que lui a donné son amie et le peu qu'elle a gagné par son «travail», elle a peut-être de quoi acheter un billet d'avion. Peut-être pas jusqu'à Paris, mais l'important pour le moment est de mettre le plus de distance possible entre Casablanca et elle. Elle regarde la nuque du chauffeur. C'est bon de revoir un être humain, un homme qui ne vous demande rien.



Sur la terrasse, Mario ne parvient plus à s'intéresser aux aventures de Bleck le roc. Quelque chose dans l'attitude de Laure le tracasse, mais il n'arrive pas à trouver quoi. Il se passe la main sur le menton, puis comme mû par un ressort, il se lève et rentre dans le Café Américain.



Sandra commence tout juste à se détendre. Le taxi vient de quitter l'enceinte de la ville et file sur la route qui conduit à l'aéroport. Encore quelques minutes, et elle pourra croire à sa liberté. Elle se renfonce dans son siège, appuie sa tête contre la banquette et ferme les yeux. Un visage surgit aussitôt sous ses paupières. Marc. Elle ouvre les yeux très vite, chasse cette vision qui la trouble. Chaque problème en son temps. Celui-ci devra attendre une solution.
Le taxi s'arrête devant le petit bâtiment rectangulaire. Sandra paie et se dirige vers la porte vitrée. D'un coup d'oeil, elle embrasse la grande salle où s'alignent les comptoirs. Quelques voyageurs pressés filent vers les portes d'embarquement. Un Arabe en cafetan passe, poussant une poubelle montée sur roulettes et un balai. Il ramasse négligemment quelques mégots et un vieux journal. Un policier marocain monte la garde près d'un panneau de verre.
Essoufflée sans raison, Sandra avance jusqu'au comptoir d'Air Maroc. Après quelques palabres, elle apprend qu'un avion part dans une heure pour Lisbonne. Il reste une place, et elle a juste de quoi la payer.
Une heure à tuer. Une heure d'angoisse. Elle décide d'aller boire un café à la petite cafétéria. Une fois à Lisbonne, elle ira au consulat français. Là, on l'aidera à regagner Paris.



Au Café Américain, Mario contemple d'un air navré le corps de Laure qui gît sur le lit. Sans un instant d'hésitation, il retourne dans le hall.

--Eh bien Mario, dit Ice. Tu semble pressé.
--L'oiseau s'est envolé. Je vais le rattraper.
--Quoi ? Quest-ce que tu racontes ?
--Sandra. Elle a pris la place de Laure.
--Comment...
--Pas le temps. A tout à l'heure.
Il se précipite dehors.
--Petite gourde, siffle Ice entre ses dents. Il fallait qu'elle s'enfuie, et juste ce soir ! Zina ! Zinaaaaa...


Sandra a déjà bu deux cafés. «Tout va bien, calme-toi. Il ne t'a pas reconnue. Tu vas prendre cet avion.» Elle regarde sa montre. Encore cinq minutes, et on appellers les passagers à l'embarquement. Cinq petites minutes. Ses mains tremblent. Elle n'essaie même pas de les arrêter.



Mario a pris la Mercedes d'Ice. Il fonce à tombeau ouvert dans la ville, grillant les feux rouges, brûlant les priorités. Les pneus mordent le macadam. D'un geste automatique, il chasse régulièrement les gouttes de sueur qui perlent à son front.



--Les passagers à destination de Lisbonne sont priés de ce présenter à la porte no.3 pour embarquement immédiat. Los viajeros...

Sandra se lève d'un bond, se rue vers la chicane, bute contre le guichet des douanes. Mon Dieu, elle a complètement oublié qu'elle n'avait pas de passe-port ! Affolée, elle regarde autour d'elle. Pas moyen d'y échapper, il faut passer par là pour atteindre les portes d'embarquement.
Une immense lassitude s'abat soudain sur ses épaules. Tous ces efforts pour rien. Elle ne pourra pas partir. L'avion de Lisbonne va s'envoler sans elle.
Désespérée, elle se laisse tomber sur un des sièges capitonnés. Elle lâche son sac, dont le contenu se vide à terre, et porte la main à son front. Elle n'a même plus la force de ramasser ses affaires.
Une femme s'approche d'elle, s'agenouille. Une Européenne élégante, et compatissante :

--Vous ne vous sentez pas bien, mademoiselle ?
--Ce n'est rien, un malaise, murmure Sandra d'une voix blanche.
La femme entreprend de ramasser les affaires de Sandra, qu'elle glisse au fur et à mesure dans son sac.
--Je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine, dit-elle.
--Oh ! ce n'est pas bien compliqué, vous savez. (Elle adresse un sourire chaleureux à Sandra.) Tenez, voilà. Je crois que tout y est. Ah ! non, attendez, votre passeport.
--Mon passeport ? Sandra a presque crié.
--Oui, tenez, le voici.
Avec un regard étonné, elle lui tend un petit livret de plastique bleu. Comme une automate, Sandra s'en empare, l'ouvre à la première page :Laure Vergnault, née le 25 septembre...sans prévenir, les larmes lui montent aux yeux. Elle serre frénétiquement le carnet bleu et se lève.
--Merci, merci, lance-t-elle à la femme interloquée, qui regrette peut-être son geste.
Submergée par un immense élan de gratitude envers Laure, qui a risqué sa vie pour elle et hypothéqué sa propre liberté, Sandra vole jusqu'au guichet des douanes, qu'elle passe sans problèmes. Avec sa perruque, on peut effectivement la prendre pour Laure, et le douanier fatigué n'y voit que du feu.
Sandra s'engage dans un long couloir gris. Tous les voyageurs sont certainement déjà dans l'avion. Elle est la dernière. Un vague sentiment de malaise lui fait presser l'allure. Ce couloir vide lui paraît interminable.
Les pas semblent surgir du néant. Saccadés, ils résonnent sur le revêtement lisse. Sandra a brusquement l'impression qu'elle se noie. Elle n'ose pas se retourner. Les pas se rapprochent. Elle commence à courir. Derrière elle, on accélère.
Sandra respire bruyamment. Encore quelques mètres. Déjà elle aperçoit, au bout du couloir, le goulet qui conduit directement dans l'avion. Encore quelques mètres...
Une main s'abat sur son épaule. Une poigne de fer la force à se retourner. Dans la main de Mario, la lame a des reflets d'arc-en-ciel.
En une fraction de seconde, tout désir quitte Sandra. Elle n'est plus qu'une chose molle, chaude, lapin sanglant à la nuque brisée dans la gueule de l'épagneul. Le chasseur et sa proie refont le chemin en sens inverse. Quand Mario tourne la clé de contact, ils n'ont toujours pas échangé un mot.



Nerveuse, Ice fait les cent pas dans le salon lorsqu'on sonne à la porte. Zina se précipite.
--Laisse, je vais y aller moi-même, lance Ice en se hâtant dans le hall. «Trop tôt pour Mario, pense-t-elle. C'est donc l'autre.»
Elle fait entrer son visiteur, le guide en silence jusqu'à son bureau.
--Bonjour, Ice, dit l'homme quand la porte s'est refermée derrière eux.
--Bonjour. Elle s'est enfuie. Mario est à sa recherche. Il ne devrait pas tarder.
Elle a parlé très vite, sans reprendre son souffle.

L'homme fronce légèrement les sourcils, puis un rire découvre ses dents sans atteindre ses yeux verts.

--Parfait..., dit-il. Parfait...
Il s'installe dans le fauteuil capitonné face au bureau d'Ice et allume une cigarette.
--Parfait..., répète-t-il d'un air songeur. Il lui aura tout de même fallu plus de deux mois...


Elle ne pense pas, elle n'attend plus rien, elle est incapable de sentir. Elle ne s'aperçoit même pas qu'elle tremble de tous ses membres, comme épuisée. Quand Mario arrête la Mercedes devant le Café Américain, la vie, pour Sandra, n'a plus de passé ni d'avenir. Tout, en elle, s'est arrêté.
Docile, elle descend de voiture, grelottante, monte les marches du perron, pénètre à nouveau dans ce lieu qu'elle a voulu quitter une heure plus tôt. Reste à affronter Ice, mais même cette perspective n'arrive pas à la tirer de son engourdissement. D'elle-même, elle se dirige vers le bureau de la femme en rouge. Mario, fidèle chien de berger, la suit tout au long du couloir puis passe devant elle et pousse le battant. D'un hochement de tête, il lui intime l'ordre d'entrer. Sandra franchit le seuil. La porte se referme. La mouche est dans la toile de l'araignée rouge.
En un ultime sursaut, elle relève la tête. La pièce est vide. Ice a décidé de la faire attendre : la punition commence.
Quelque chose bouge dans le fauteuil capitonné, lui attirant l'oeil. Un homme surgit, se dresse et se retourne lentement vers elle.
--Je t'attendais, Sandra.
--Marc...!
Elle croit avoir crié, mais aucun son n'est sorti de sa bouche.


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