Dans le patio fleuri, seul le murmure d'un jet d'eau rompt le calme de l'après-midi. Une légère brume de chaleur plane au-dessus des corps alanguis.
Trois filles intrépides, enduites de crème solaire, sont allongées sur des chaises longues près d'un citronnier. Sous la galerie, où débouchent les chambres des autres pensionnaires, lesquelles fuient la chaleur à l'abri des portes closes, une femme en rouge, assise à une table de rotin, fait une réussite. Elle découvre le roi de pique, le déplace dans la colonne noire, tout en surveillant du coin de l'oeil le téléphone posé à ses pieds. Lorsque la sonnerie retentit, la femme ne tressaille pas.
- --Oui ?... Bonjour... Bien entendu... A tout à l'heure.
Elle repose le combiné, découvre un sept.
- --Katia, M.Ben Hasser sera là dans une heure. Il t'a demandée, lance-t-elle d'une voix tranchante.
L'une des trois filles s'arrache à sa chaise-longue et, comme à regret, se dirige vers l'une des portes closes.
- --Bien, Ice. Je vais me préparer, répond-elle.
Anya Calezza reprend sa patience. Ses intimes (mais ils sont rares) pourraient dire, à la façon dont elle tire sur son fume-cigarette, qu'elle attend quelqu'un. Et que le visiteur est en retard. Si tout le monde à Casablanca sait qu'Ice mène ses filles d'une poigne de fer, rares sont ceux qui connaissent le véritable nom de cette Maltaise exilée au Maroc depuis vingt ans. Elle-même a fini par perdre la trace de ses origines. Seul le présent la préoccupe, et celui d'aujourd'hui n'est pas à son goût. Slim Ferraci est de ces gens qui n'arrivent jamais à l'heure et Ice, à qui la ponctualité sert de vertu, commence à perdre patience.
Une petite Arabe affublée d'un tablier et d'une coiffe blanche contenant avec peine son opulente chevelure dorée s'approche à pas timides de la femme en rouge. Elle se penche et murmure quelque chose à son oreille.
- --Fais-le entrer dans mon bureau, Zina.
L'adolescente disparaît, comme une souris, dans les profondeurs de la maison. Ice se lève, lisse sa robe sur ses hanches d'un geste familier. Sans se presser, elle se dirige vers le salon de réception, traverse le hall où règne une fraîcheur reposante, puis pousse la porte de son bureau. Elle entre dans une vaste pièce claire, peu meublée. Un gros homme à l'air affable se lève à son approche.
Son costume blanc est fripé et sur sa tête une chéchia penche dangereusement. Un sourire s'épanouit sur son visage ruisselant tandis qu'il porte la main d'Ice à ses lèvres. Mais ses petits yeux verts, que sa peau sombre fait encore ressortir, ne trompent personne, Ice moins que quiconque. Ils ont la froideur et la cruauté du reptile, et disent clairement qui est le maître. Ice soutient ce regard sans sourciller.
- --Ah ! très chère, souffle Ferraci en se laissant retomber dans son fauteuil, quelle chaleur !
Il se passe un mouchoir pliée sur le front et reprend :
- --Mais voilà qui est excellent pour nos affaires, n'est-ce pas ? Le soleil attendrit les coeurs et les corps.
Ice glisse une Benson dans son fume-cigarette.
- --Oui, Ferraci, nos clients sont ponctuels.
- --Bien, bien.
D'un geste impatient, il chasse une mouche qui virevolte autour de sa chéchia.
- --Je suppose que vous êtes venu voir notre dernière recrue ? dit Ice qui s'assied sur un coin de son bureau et croise ses longues jambes gainées de noir.
- --Bien sûr..., la nouvelle... (Ferraci regarde les cuisses de son interlocutrice.) Oui, bien sûr...
Ice savoure ce bref instant de vengeance. Depuis le début de leur association, il y a de cela plus de quinze ans, Ferraci veut la posséder. Après tout, n'est-il pas le maître ? N'a-t-il pas une sorte de droit de cuissage sur toutes les pensionnaires de son établissement et sur celle qui les dirige ? Mais Ice, depuis quinze ans, reste de glace.
- --Bien. (Ferraci semble s'ébrouer.) Voyons donc cette jeune fille.
Ice se dirige d' une démarche ondulante vers le seul ornement mural de la pièce : une gravure représentant un nu délicat. Elle l'écarte avec précaution, découvrant une vitre donnant sur une chambre rouge. Ferraci s'approche, jette un coup d'oeil dans la pièce où Sandra est enfermée depuis quatre jours.
Le visage défait, ruisselant de larmes, la jeune fille cogne de toutes ses forces contre la porte, ignorant que la chambre est insonorisée et que le miroir suspendu au-dessus du lit lui dérobe jusqu'à sa souffrance.
- --Hmmm... Le genre pleurnichard, mais elle paraît convenable, déclare Ferraci. Pourquoi n'est-elle pas encore au travail ?
Ice laisse retomber le tableau et se dirige vers son bureau.
- --Dans tout aquarium, il y a nécessairement un poisson, Ferraci, dit-elle. Et celui-ci n'a pas encore pris la mesure de son domaine.
Le sourcil droit de Ferraci se lève en un accent étonné
- --Ma chère, la chaleur vous rendrait-elle humaine ?
- --Elle n'est pas prête, Ferraci. Mallowan l'a déjà testée à Paris. Je l'attends dans deux jours.
- --Bien, bien. Il nous faut des pouliches rétives. Nous n'aimerions pas que Mallowan perde la main, n'est-ce pas ? Je vous fait confiance, ma chère...
Ferraci se lève, s'empare à nouveau de la main d'Ice qu'il porte à ses lèvres.
- --Deux jours..., pas plus.
Son regard vert se plante dans celui d'Ice. Ferraci fait demi-tour et, avec une souplesse étonnante pour un homme de sa corpulence, glisse vers la porte.
Lorsqu'il a disparu, Ice soupire, force une autre Benson dans son fume-cigarette et essaie de se convaincre encore une fois qu'il lui est bien égal de travailler pour un rat visqueux.
Il a la quarantaine séduisante, des allures d'homme d'affaires. Un costume d'alpaga immaculé, et il est dans sa chambre. Sandra le connaît. Elle se rappelle l'obscurité d'un porche, un sexe contre son ventre, le goût de la honte. Elle veut crier. L'homme lui plaque la main sur la bouche, l'attire contre lui.
Les bras coincés derrière le dos, Sandra a l'impression d'être dans un étau. Elle se débat. L'homme raffermit sa prise. Elle comprend que pour le moment son seul salut est dans le calme.
La sentant docile, l'homme lâche sa proie.
- --Qu'est-ce que vous me voulez ? demande-t-elle d'une voix tremblante. Et d'abord, qui êtes-vous ?
- --Leslie Mallowan, répond l'homme d'une voix nonchalante.
- --Allez-vous enfin m'expliquer ce que je fais ici ?
L'homme s'assied dans le fauteuil rouge, relève légèrement son pantalon au niveau du genou, croise les jambes gracieusement.
- --Ma chère Sandra, il me semble que vous avez eu une semaine de réflexion pour élucider ce mystère. Si vous n'en avez pas profité, tant pis pour vous.
Mallowan décroise les jambes, se lève souplement.
- --Quand à ce que je vous veux, la réponse est simple, reprend-il. Rien d'autre que vous..., chère Sandra.
- --Je ne comprend pas, dit-elle d'une voix qu'elle voudrait assurée.
- --Puisque vous avez l'air de tenir aux points sur les i, nous allons rééditer notre petit exploit parisien.
Sandra lui jette un regard horrifié. Elle recule contre le mur. Ses mains touchent le tissu rouge.
- --Non ! souffle-t-elle.
En trois secondes, il est sur elle. Il l'enserre dans ses bras puissants, la traîne sur le lit. Sandra se cabre, tente de mordre et de griffer, mais ses pitoyables défenses arrachent un sourire à Mallowan.
- --Là, tout doux..., murmure-t-il. J'aime les chats sauvages.
Il la plaque sur la courtepointe, immobilise ses bras et ses jambes. Il est sur elle, de tout son poids.
- --Maintenant, tu vas me montrer ce que tu sais faire. Tenant les poignets de Sandra d'une seule main, il soulève sa robe et arrache son slip.
- --Laissez-moi ! gronde Sandra, le regard luisant de rage.
- --Tout à l'heure, tout à l'heure.
Sandra soulève la tête et crache à la figure de son agresseur. Imperturbable, Mallowan sourit. De sa main libre, il sort sa pochette et s'essuie les joues, le front. Il remet sa pochette en place, lentement, comme s'il savourait d'avance ce qui allait suivre, et gifle Sandra à toute volée.
Sa tête heurte le montant de bois. Elle pousse un pauvre cri d'animal, et les larmes jaillissent, innondent son visage.
Sans lui laisser de répit, Mallowan ouvre son pantalon, dégage son sexe tendu. Il attire la tête de Sandra contre son ventre et siffle :
- --Suce-moi ! Si tu me mords, je te tue !
Sandra pleure toujours. Sa bouche refuse obstinément de s'ouvrir et des sanglots convulsifs la secouent. Mallowan prend le menton de sa victime entre son pouce et son index, assure la prise de ses doigts sur les joues mouillées et appuie d'un coup sec. Les lèvres de Sandra s'ouvrent dans un gémissement de douleur.
- --Maintenant !
Il enfonce son sexe dans l'orifice béant. Mais Sandra, hébétée, ne réagit pas. Mallowan déchire sa robe, dégageant ses seins qu'il flatte d'une main distraite. Puis il saisit l'un des tétons et le pince violement.
- --Tu vas me sucer, sale petite bourgeoise !
Le corps de Sandra est agité d'un violent sursaut. Vaincue par la douleur, elle cède. Ses lèvres se mettent lentement en mouvement.
- --Voilà... Bien. Continue.
Aveuglée par les larmes, étouffée par ses sanglots, Sandra aspire la verge raide. Elle veut aller vite, elle veut en finir. Mallowan grogne. Sandra sent qu'il relâche la pression sur ses mains. Il laisse échapper un halètement de fauve et se déverse dans la bouche de la jeune fille. Pourtant elle a l'impression que pas une seule seconde il n'a perdu le contrôle de lui-même.
- --Avale, Sandra ! lance-t-il en refermant son pantalon. Sandra sent une violente nausée lui monter dans la gorge. Mallowan esquisse un geste vers la pointe d'un de ses seins.
Sandra déglutit avec peine et retombe sur le lit. Elle enfouit son visage dans ses mains. Son corps est toujours secoué de soubresauts, mais les larmes ne veulent plus couler.
- --Ça suffit pour aujourd'hui !
Mallowan se lève, lisse les manches de sa veste. Il sort de la pièce.
Sandra se rue vers le cabinet de toilette et s'effrondre, la tête dans le lavabo.
Une semaine de torture. Sandra refuse toujours d'accepter ce qu'elle reconnaît comme inévitable, ce que son corps repousse de toute ses forces. Cloîtrée dans cette chambre rouge, les visites de Mallowan sont pour elle le seul repère d'un temps étiré, déformé par la torpeur dans laquelle elle se laisse volontairement glisser.
Cet état preque comateux est le seul refuge qu'elle ait trouvé. Ne pas penser, surtout. Mais, au-delà du brouillard, elle sent le piège se refermer sur elle. Hier, elle a moins résisté aux assauts violents de Mallowan.
Au plus profond de son corps meurtri, elle a même cru reconnaître l'écho d'un plaisir renaissant.
La porte de sa prison s'ouvre brusquement. Sandra ne se lève même pas. Elle sait que la petite bonne arabe va déposer sur la table un plateau. Les premiers jours elle n'a pas touché à la nourriture. Puis son appétit est revenu, comme malgré elle. Elle a même essayé de se ruer sur la porte ouverte, pendant que la bonne s'occupait de son repas.
Mais lorsqu'elle s'est trouvée face à la lame scintillante d'un rasoir, brandie négligemment par le petit homme en blanc de l'aéroport, elle n'a pas insisté.
- --Bonjour. Je m'appelle Laure.
Sandra sursaute, se redresse vivement sur son lit. Ce n'est pas la petite bonne arabe mais une grande fille blonde, souple et élancée. A travers la djellaba de fin coton blanc, Sandra voit les seins de l'inconnue. Leurs pointes dressées frottent contre le tissu à chacun de ses mouvements.
- --Qui êtes-vous ? dit Sandra, d'un ton farouche.
- --Je travaille ici, comme toi, répond Laure en lui tendant la main. Vien prendre l'air dans le patio. Il fait encore doux ce matin.
Sandra recule contre la tête du lit.
- --Je ne travaille pas ici, crache-t-elle entre ses dents.
Elle darde sur la fille un regard fièvreux puis, sans transition, éclate en sanglots.
Laure s'assied auprès d'elle, pose une main sur son épaule.
- --Pleure, petite, murmure-t-elle. Demain tu oublieras. Tu vas t'habituer, comme nous toutes.
Sandra lève vers elle ses yeux embués de larmes.
--Jamais ! siffle-t-elle entre ses dents.
Laure hoche la tête, puis d'un ton lointain :
- --Viens, allons dans le patio.
Elle soutient Sandra pour ses premiers pas hors de sa prison.
- --Moi, je te verrais plutôt en rose saumon, dit Lilia. Tien, essaie ça.
Sandra se glisse dans le vêtement, une longue robe moulante couleur de corail, et virevolte devant la glace.
- --Mon Dieu, ce que tu peux être belle ! s'écrie Madie, une petite brune pulpeuse et ronde.
Elle tourne autour de Sandra, palpe ses cheveux, enroule une mèche autour de ses doigts.
- --Moi, si j'avais des yeux pareils..., continue Madie.
Elle se tait brusquement, puis reprend très vite :
- --A partir d'aujourd'hui, il va falloir s'accrocher, mes chéries, on a une sérieuse concurrente !
Les cinq filles qui l'entourent gloussent gentiment.
Sandra se voit dans leurs yeux, et, pour la première fois depuis de longs jours, elle se sent bien. Elle se surprend même à sourire. Depuis qu'elle a quitté le cloître de sa chambre, elle n'a plus été seule un instant. Les pensionnaires l'ont entourée, choyée, comme si elle était leur enfant.
Laure se lève soudain.
- --Allez ! Tout le monde au lit, il est quatre heures. Vous allez avoir des cernes demain.
Gentiment, mais avec fermeté, elle pousse les filles hors de la chambre qu'elle partage avec Sandra. Comme une nuée d'oiseaux, elles sortent en gazouillant.
Laure se déshabille, se glisse dans son lit.
- --Tu devrais te coucher, Sandra. Tu commences demain.
Debout près de la fenêtre qui donne sur le patio, Sandra frissonne. Commencer demain..., être une prostituée demain... Non, crie-t-elle en silence. Quand Mallowan a disparu, elle a cru que le cauchemar était terminé. L'amitié chaleureuse des filles, leur incessant babillage, tout cela l'avait réconfortée, réconciliée avec elle-même. Elle avait même failli en oublier son sort.
- --Laure, commence-t-elle. Je voudrais te demander quelque chose...
- --Sandra, nous en avons discuter mille fois ! ( Agacée, Laure se redresse dans son lit.) Le Café Américain a ses lois. Tu dois les respecter comme les autres. Je sais ce que tu vas me demander. C'est non.
- --Toi, au moin, tu sais pourquoi tu es là ! s'écrie Sandra. ( Elle se jette sur le lit, près de Laure.) Tu as choisi les règles du jeu. Mais moi...!
- --Oui..., j'ai choisi.
Le regard de Laure se perd dans le vague.
- --Laure, je t'en prie, insiste Sandra. Tu es la seule à pouvoir sortir à ta guise. Un simple coup de téléphone, c'est tout ce que je te demande...
Laure soupire, tente d'échapper aux yeux suppliants de Sandra.
- --C'est bon, tu as gagné. Je l'appellerai, ton Marc.
- --Merci ! ( Sandra se jette à son cou, l'embrasse tendrement ). Maintenant, je vais pouvoir me coucher.
Elle se déshabille à toute vitesse, se glisse dans son lit, parallèle à celui de Laure.
- --Après tout, ce ne sera pas si terrible. Il s'agit seulement de faire l'amour avec un homme, n'est-ce pas ?
Laure ne dit rien
- --N'est-ce pas ?
La voix de Sandra tremble un peu.
- --Oui, Sandra. Avec un homme. Et avec Ice.