Dans sa gaine de cuir rouge, le petit carnet patiné, présent de Grégory, lui paraît soudain dérisoire. Sandra ne peut s'empêcher de penser que ces pages résument parfaitement sa vie, depuis son départ de Londres. Mc-Zurich, Kj-Bonn, Ac-Rome, Jb F-Helsinki. Les initiales dansent devant ses yeux une ronde triste. Oui, elle les a tous eus. L'attaché militaire en Italie, le ministre-conseiller en Scandinavie, le premier secrétaire, celui qui avait des yeux si doux, en Pologne, et le délégué commercial elle ne sait plus trè bien où. Tant de pays en si peu de temps ! Pour la première fois, elle se pose des questions.
Pourquoi ces déplacements ? La vague explication que Marc lui a donné ne l'a pas satisfaite. Il oublie qu'elle est fille d'ambassadeur, qu'elle sait parfaitement que la fonction de délégué ad hoc recouvre tout et n'importe quoi.
Qu'est-il allé faire, d'une ambassade à l'autre ? Elle a parfois l'impression que ces voyages n'ont eu pour lui d'autre dessein que celui d'augmenter la liste de ses amants, de l'exhiber à tous les représentants de la diplomatie française aux quatre coins de l'Europe. Comme si Marc avait décider que les répétiteurs ne suffisaient plus, qu'il fallait maintenant des proies plus substantielles.
Et pourtant non : elle ne lui a jamais révélé son aventure avec LW, à Varsovie. Un souvenir qu'elle chérit pour ce qu'il fut, un havre de paix dans un tourbillon qui devenait affolant.
Elle se dégage du profond fauteuil de cuir, fait trois pas jusqu'à la bibliothèque, se passe la main dans les cheveux d'un geste nerveux. Pourquoi a-t-elle l'impression d'étouffer dans cet appartement ? West-ce parce qu'elle a tellement voyagé depuis deux ans qu'elle ne supporte plus de vivre sans valise ?
Dans la pièce adjacente, elle entend le bruit d'une chaise qu'on repousse. Marc est enfermé dans son bureau depuis trois heures.
Elle l'a à peine entrevu ca matin. Et, lorsqu'elle y réfléchit, elle se dit que depuis leur retour à Paris et leur installation avenue des Ternes, dans l'appartement de la famille Renan, ils se sont croisés, comme deux étrangers.
Marc pousse la porte du salon.
- --Sandra, ma chère, je déjeune avec Dambier. Je passerai l'après-midi au quai d'Orsay. Inutile de m'attendre.
- --Bien.
- --Tu ne dois pas voir une amie ou quelque chose ?
- --Si, ne t'inquiète pas pour moi, Marc.
Il l'embrasse sur le front d'un air distrait, décroche son pardessus et sort, son attaché-case à la main.
Elle n'a pas d'amie. Ses camarades d'école lui paraissent avoir existé dans un autre siècle. May rencontrée par hasard à Rome, a rejoint Gregory sur son yacht vagabond. Même Adèle, la fidèle, l'a abandonnée à son départ de Londres, convaincue par Marc qu'elle ne pourrait tenir le rythme de leur cavalcade diplomatique. La gouvernante est retournée auprès d'Adrien, à Rambouillet, soigner son arthrite et surveiller la préparation du sacro-saint
five o'clock tea.
Sandra se sent seule comme elle ne l'a jamais été, même dans les pires moments de Rambouillet. Marc lui-même semble l'éviter. Cet homme qui, croyait-elle, l'aimait se serait-il déjà lassé d'elle ? Elle l'a épousé pour échapper à sa cage dorée, à ses souvenirs. Et voilà qu'elle se retrouve dans une prison vide, qu'elle se cogne à un passé qu'elle voudrait oublier.
Elle s'approche de la fenêtre, soulève un coin de voile blanc. D'un regard morne, elle contemple la longue file de véhicules qui avancent au pas.
Que faire de cette journée ? Et de celles qui vont suivre ? Que faire de cette vie ?
Si seulement May était là, ou encore Nancy Gaylord, cette jeune anglaise qui lui plaisait tant. Mais elle est seule dans l'appartement, avec Marie, la petite bonne, qui semble dévouée corps et âme à Marc. Elle chasse la vision qui s'empare de son esprit : Marc et Marie, sur la table de la cuisine... Avant leur mariage, sans doute, et peut-être encore maintenant.
Elle comprend soudain ce qui lui rend l'appartement insupportable. Il porte la marque d'une autre femme dans des détails imperceptibles et qu'elle juge mesquins. Dans la chambre, toutes les affaires de Marc sont impeccablement rangées.
Il y a toujours une rose sur sa table de nuit. Sandra doit, la plupart du temps, s'occuper seule de ses vêtements et se passer de fleurs. Le même phénomène se reproduit dans la salle de bains, dans le bureau de Marc et jusque dans le salon, où le fauteuil qu'il occupe paraît toujours brossé avec soin ! Un instant, Sandra se demande si tous ces signes existent vraiment, si son esprit malade n'est pas en train d'imaginer les choses les plus folles. Une de Moncet supplantée par une petite bonne ?
Elle ne veut pas en savoir plus. Elle prend son manteau dans le dressing-room et sort en claquant la porte.
Le bruit de la rue, paradoxalement, l'apaise. Autour d'elle, la ville est vivante. Elle descend vers la place des Ternes, enfile la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle marche longtemps, sans but précis, avant de s'apercevoir qu'un homme la suit. Peut-être depuis de longues minutes. Vaguement inquiète, elle presse l'allure. L'autre continue son avance régulière. Il porte un pardessus élégant, un chapeau mou. Des allures d'homme d'affaires, la quarantaine avenante. En d'autres circonstances elle aurait pu le trouver séduisant. Mais là, sans savoir pourquoi elle se met à courir.
L'homme allonge le pas. La rue de La Baume est déserte.
Sans réfléchir, Sandra pousse une porte cochère, entre sous une voûte sombre, s'adosse au mur, essoufflée. Elle cherche à calmer les battements de son coeur.
(Tout va bien, se dit-elle. Il est passé. Ce n'est qu'un vieux dragueur. Calme-toi Sandra !)
Elle entend le bourdonnement de la porte cochère. Le battant s'ouvre. Dans le mince rai de lumière, elle reconnaît l'inconnu.
- --Laissez-moi ! crie-t-elle. Allez-vous-en !
La porte s'est refermée. L'obscurité l'enveloppe.
- --Calmez-vous, mademoiselle ! murmure l'homme. Je ne vous veux pas de mal.
- --Pourquoi me suivez-vous depuis tout à l'heure ?
Son rire résonne sous la voûte.
- --Figurez-vous, mademoiselle, que j'habite ici. Vous aussi, sans doute ?
Sandra pousse un profond soupir. Quelque chose en elle semble craquer. Il habite ici. Idiote ! Pauvre idiote ! Elle se sent défaillir. Sa tête tourne. L'inconnu est près d'elle, maintenant.
- --Vous ne trouvez pas la minuterie ? dit-il.
Une étrange torpeur s'empare de Sandra. Elle se sent incapable de réagir, comme si la peur et la soudaine réalisation de sa vaine angoisse avaient bloqué ses muscles et son esprit. L'homme s'est encore rapproché. Elle sent sa présence, l'odeur citronnée de son eau de toilette.
Son souffle se bloque dans sa poitrine. Allumer, pense-t-elle. Allumer tout de suite.
Une main la touche. Elle ne peut plus bouger. L'homme l'attire contre sa poitrine. Elle veut se débattre, mais se rend compte que son corps se plaque contre celui de l'inconnu. Une bouche cherche la sienne, la trouve. Elle répond à l'étreinte avec une fureur qui l'étonne.
Elle laisse échapper une plainte. Son ventre se noue et son bassin se colle contre le sexe de l'homme qu'elle sent érigé.
Très vite, il déboutonne son pardessus, ouvre la robe de Sandra et malaxe un sein sans ménagement. Elle s'accroche aux reins de son partenaire invisible. Une main se pose sur sa cuisse, écarte son slip. Sans autres préliminaires, l'inconnu la pénètre. Sa verge s'enfonce en elle, la meurtrissant. Sandra plie les genoux, serre entre ses cuisses les hanches de l'homme, sent le membre entrer plus avant. En un ultime sursaut, elle tente de se dégager. Mais l'inconnu la tient à la pointe de son phallus. Il laboure son ventre avec une violence, une puissance qu'elle n'avait jamais ressenties.
Des larmes roulent sur les joues de Sandra.
- --Arrêtez !
Puis, entre deux sanglots :
- --Tu me fais mal ! C'est bon.
Malgré elle, son ventre est secoué de spasmes.
Lorsqu'il déverse son sperme en longues coulées brûlantes, elle jouit sans un cri. Son corps ne la porte plus. L'inconnu doit la soutenir tandis qu'il achève ses travaux écumants.
Brusquement Sandra se ressaisit. Comme au sortir d'un mauvais rêve, elle s'ébroue. L'homme desserre son étreinte.
- --Très bien. Vous êtes merveilleuse !
Elle s'arrache à ses bras, se rue sur la porte cochère. La lumière de la rue l'aveugle un instant. Puis elle se met à courir. Son visage est innondé de larmes. A chaque pas, elle sent le sperme de l'homme couler entre ses cuisses.
L'orsqu'elle pousse la porte de l'appartement de l'avenue des Ternes, Sandra ne pleure plus. Elle se dirige immédiatement vers la salle de bains et s'y enferme pendant une heure, essayant de laver son corps de cette souillure. Dans sa tête, il n'y a plus qu'un immense dégoût, pour elle-même, pour les hommes, pour la vie.
Enroulée dans un long peignoir, elle s'affale dans un des fauteuils du salon, un verre de gin à la main. L'alcool agit comme un anesthésiant. Lorsque Marie entre, un plateau à la main, Sandra a presque retrouvé son calme.
- --Un télégramme est arrivé pour vous tout à l'heure, madame, dit la soubrette en tendant le plateau.
D'une main lasse, Sandra saisit le rectangle bleu.
- --Merci, Marie, vous pouvez disposer.
Elle attend que la porte se soit refermer pour déchirer le papier. Qui peut bien lui envoyer un télégramme ? Adrien ? Sait-il même qu'elle est à Paris ? Gregory ? Et cette pensée suffit à la galvaniser. Elle se redresse, pose son verre sur le guéridon et déplie le télégramme. Ses doigts ne tremble plus.
Retrouvé J. T'attends le 8 à Casablanca. Serai à l'aéroport pour l'AF 309 de 21 heures et l'AF 312 de 23 heures. Avec amour. M.
Elle doit relire plusieurs fois le message avant que sa signification réelle ne lui parvienne. Puis tout se bouscule. Retrouvé J. ? Retrouvé James ! May !... May a retrouvé James et l'attend à Casablanca ! Sandra ne peut plus penser. Mardi, mercredi, jeudi... Le 8. C'est aujourd'hui, le 8. Affolée, elle se lève, vérifie la date sur le calendrier du calepin.
May l'attend ce soir à Casablanca. Est-ce possible ? Et comment faire ? Sa tête s'affole. Elle ne sait plus par quel bout prendre le problème. Mais pourquoi à Casablanca ? Pourquoi May n'est-elle pas venue à Paris ?
Brusquement, le doute s'insinue dans son esprit. May doit bien savoir qu'elle est liée à Marc, qu'elle ne peut pas partir comme ça, au premier claquement de doigts. Alors pourquoi ce télégramme ? Tout cela lui paraît manquer de logique. A moins..., à moins que James ne soit à Casablanca ! Oui, c'est cela, James est à Casablanca, c'est la seule explication possible.
(Quelle heure est-il ?) Son cerveau est vide. Une seule pensée vient le remplir : l'avion de vingt-trois heures.
Elle regarde sa montre, il est trop tard pour celui de vingt et une heures. Elle allume une cigarette. Pour une fois, elle est contente que Marc ne soit pas rentrer. Elle se dirige vers le téléphone, tourne les pages du répertoire, compose un numéro.
- --Air France ? Une place sur le vol 312 pour Casablanca ? Je ne quitte pas... Merci.
Le départ est à dix-neuf heures quarante-cinq. Elle a juste le temps de boucler une valise et de laisser un mot à Marc. Elle ne mentira pas, elle lui dira que May lui a envoyeé un télégramme, qu'elle est au Maroc, qu'elle a des ennuis. Elle sera de retour dans quelques jours. Il comprendra. Ou bien il ne comprendra pas. Elle se rendra compte brusquement que cela lui est égal.
Dans sa chambre, elle échange son tailleur contre une tenue plus légère, garde son manteau de fourrure, glisse le télégramme dans son sac à main.
Puis elle va dans le bureau de Marc, rédige un mot rapide, qu'elle enferme dans une enveloppe. Elle la laisse bien en évidence contre la lampe.
Elle sort du bureau, referme la porte soigneusement. Un coup d'oeil autour d'elle lui assure que Marie n'est pas dans les parages.
Elle se retrouve sur le palier, essoufflée. Une sourde angoisse lui étreint le coeur et elle doit s'adosser un instant au mur. Et si elle rencontrait Marc ? Il est si bizarre depuis leur retour qu'elle craint le pire. Comment pourrait-elle justifier ce départ qui ressemble à une fuite ?
Mais il n'y a personne dans l'escalier. Elle hèle le premier taxi qui passe devant sa porte et s'y engouffre frileusement.
- --Orly, dit-elle dans un souffle.
Le Boeing 727 est toujours en ascension lorsque le signal No smoking s'éteint. Sandra recommence à respirer normalement. Elle ne peut réprimer une légère appréhension à chaque décollage, à chaque atterrissage. Les hôtesses vont et viennent, fourmis diligentes. Sandra ferme les yeux et appuie sa tête contre le dossier. A présent qu'elle est en route pour Casablanca, elle peut essayer de faire le point.
Au guichet d'Air France, l'hôtesse lui a expliqué qu'elle avait eu de la chance. Le vol était complet, mais un passager s'est désisté à la dernière minute. Est-ce vraiment de la chance ? Que fait-elle dans cet avion, à la poursuite d'un fantôme ? Et si elle venait de gâcher à tout jamais ce qui existait entre Marc et elle ? Ce qui pouvait encore être sauvé ?
Elle tente d'imaginer la réaction de Marc devant son mot. Sa fureur, peut-être.
- --Vous désirez quelque chose, mademoiselle ?
L'hôtesse est brune, jolie. Sa voix est très douce, comme celle de May.
- --Non, je vous remercie.
La vieille Anglaise assise à la droite de Sandra a commandé un whisky, qu'elle boit avec des petits bruits de bouche agaçants. Sandra ferme les yeux à nouveau. Le visage de James, que le temps a rendu flou, s'imprime sur ses paupières. Va-t-elle vraiment le revoir ? Elle n'arrive pas à y croire.
Terrassée par la fatigue, Sandra plonge brutalement dans un sommeil sans rêve.
- --Nous venons d'atterrir à Casablanca. Il est vingt-trois heures. La température extérieur est de vingt-deux degrés. Le commandant Mathieu et son équipage vous remercient...
La voix sirupeuse arrache Sandra à ses limbes. Elle se rend compte qu'elle a dormi pendant la totalité du voyage. Mais elle se sent reposé, calme, prête à affronter ce qui l'attend. Elle remet un peu d'ordre dans sa toilette, vérifie dans son miroir de poche la bonne tenue de son mascara et suit le flot des passagers qui se dirige vers la passerelle.
La douceur de l'air la surprend. Un parfum de jasmin semble flotter jusque sur le tarmac. Suivant toujours ses compagnons de voyage, elle arrive dans un bâtiment moderne, violement éclairé. Les flèches la conduisent jusqu'à la salle de retrait des bagages. Derrière la barrière, une foule bigarrée attend les voyageurs. Femmes voilées, hommes en burnous, Arabes vêtus à l'occidentale, touriste déguisé en musulmans. Elle les passe tous en revue et s;'aperçoit, non sans une certaine déception, que May n'est pas là.
(Peut-être au bar), se dit-elle pour se rassurer. Sa valise arrive sur le trottoir roulant. Elle s'en empare, repousse les offres d'un porteur zélé et marche jusqu'à la cafétéria. Elle s'installe à une table, commande un café et décide d'attendre une demi-heure. Lorsque le serveur lui apporte sa commande, elle lui fait une description détaillée de May.
- --Auriez-vous aperçu cette personne ? Elle devait venir m'attendre ce soir.
- --Désolée, mademoiselle, ça ne me dit rien. Mais, vous savez, je vois tellement de gens ici...
Sandra se sent abandonnée. Elle ne s'est jamais trouvée seule à l'étranger, et elle n'est pas vraiment sûre de savoir se débrouiller. Comment retrouver May dans cette ville qu'elle ne connaît pas ?
Elle avale d'un trait le liquide brûlant puis se dirige vers le panneau des messages. Rien. Elle interpelle l'employé du guichet voisin.
- --Pardonnez-moi, y aurait-il un message pour Mme Renan ?
- --Attendez, je vérifie... Non, désolé, madame.
- --Mlle de Moncet, peut-être.
- --Encore désolé, rien à ce nom.
- --Merci. Je voudrais laisser un message.
Il lui tend un formulaire, et elle griffonne hâtivement, à l'intention de May Campbell :
Je serai au Hilton. Il doit bien y en avoir un ici. Sandra.Elle jette un dernier regard autour d'elle, puis se décide enfin à sortir de l'aéroport. Elle s'avance vers la file de taxis lorsqu'un petit homme vêtu d'un costume et d'un chapeau blancs s'approche d'elle. Sandra remarque qu'il a de longs cheveux argentés rejetés en arrière, une cravate noire, de bons yeux bruns au-dessus d'un nez busqué. Sa bouche tremble légèrement lorsqu'il parle.
- --Madame Renan ?
- --Oui, c'est moi, répond-elle, surprise.
- --Mme Campbell vous prie de l'excuser. Elle n'a pu venir elle-même. Elle m'a demandé de vous conduire auprès d'elle. Si vous voulez bien me suivre...
- --Merci.
Brusquement Sandra n'a plus peur. May ne la pas oubliée, son univers retrouve des contours normaux. Son soulagement est tel qu'elle ne remarque pas la plaque cd de la conduite intérieure noire qui se range à sa hauteur. Pas plus qu'elle ne remarque, lorsque le petit homme en blanc lui ouvre la portière arrière, qu'un passager occupe déjà le siège.
Quand elle aperçoit le tampon blanc, il est déjà trop tard. Une main puissante la tire à l'intérieur, lui applique le masque improvisé sur le visage. Elle se débat quelques secondes. Puis l'obscurité l'enveloppe.
Une musique douce résonne quelque part. Dans sa tête. Elle ouvre avec peine ses yeux gonflés mais ne voit rien. C'est comme une gueule de bois, avec un goût affreux dans la bouche. Le chloroforme. La mémoire lui revien en brides désordonnées. L'aéroport, le télégramme, une voiture et le petit homme blanc. Elle tente de se redresser et peu à peu ses yeux s'habituent à l'obscurité. Elle se trouve dans une chambre entièremenr rouge, sur un grand lit recouvert de satin noir. Son regard fait le tour de la pièce, glisse sur les murs tendus de velours rouges, sur le sofa où s'entassent une multitude de petits coussins, sur la table de bois sombre où un gros bouquet de roses rouges éclate sur un vase d'opaline, sur la fenêtre à moitié dissimulée derrière les lourds rideaux. Un fauteuil, sur le dossier duquel est jeté un peignoir, et puis la porte, fermée. A sa gauche, une lampe de chevet ornée d'un abat-jour dispense une faible lumière. Elle aperçoit toutefois le visage penché sur elle.
- --Qui êtes-vous ? Quel est cet endroit ?... Pourquoi m'a-t-on amenée ici ?
Elle prononce ces paroles sans y croire. (Ce n'est qu'un mauvais rêve, un mauvais rêve, répète une voix dans sa tête. Je vais me réveiller bientôt, et tout sera normal.)
Le visage s'anime. La bouche rouge se détache sur la pâleur de la peau. Les yeux noirs paraissent glacés. Des yeux cruels.
A partir d'aujourd'hui, Sandra, dit une voix profonde, un peu éraillée, tu devras te contenter de répondre aux questions. Tu es ici pour obéir. Pour travailler.
Une femme se lève. Sandra voit qu'elle est grande,sèche. Ses cheveux noirs sont tirés sur sa nuque et deux lourds anneaux d'or pendent à ses oreilles. Elle suce un fume-cigarette. Une odeur de tabac blond se répand dans la pièce. Sa robe rouge, très moulante, enveloppe un torse de garçon, des hanches de femme.
- --Vous êtes folle, dit simplement Sandra.
Elle veut se mettre debout. Mais une violente douleur l'oblige à reposer sa tête sur l'oreiller.
- --C'est très bien. Très bien. Nous aimons les pouliches rétives.
- --Où est May ? J'exige que vous me répondiez ! Je veut téléphoner. Marc va venir, il saura quoi faire. Laissez-moi l'appeler. Oh ! je vous en supplie, c'est sûrement une erreur.
La femme en rouge s'approche du lit, se penche. Ses doigts blancs se terminent en griffes écarlates. Ils caressent les cheveux de Sandra.
- --Ce n'est pas une erreur, mademoiselle de Moncet.
Sandra parvient à se lever.
- --Ne me touchez pas !
Elle hurle, hystérique, veut repousser l'inconnue, gagner la porte. Une gifle d'une incroyable violence la renvoie sur le lit. Sa tête heurte le montant de bois.
Elle éclate en sanglots
- --Là,là, ne pleure pas, souffle la femme en rouge qui, pas une seconde, ne s'est départie de son calme. Tu as de la chance dans ton malheur. Je suis sûre que nous finirons par nous entendre et tu verras : le café Américain est la meilleure maison de Casa.