La première fois que Sandra de Moncet vit James Liewelyn, elle sortais des bras du garçon d'écurie.
Échevelée, moite, elle court, ses bottes à la main, essayant de reboutonner son chemisier. D'un petit geste sec, elle repousse sa crinière rousse, qui vient en longue mèches se coller à son visage.
Sur ses seins, sur son sexe gonflé qu'il a longtemps caressé, elle voit encore l'empreinte des mains du palefrenier, l'empreinte de son désir.Comme toujours, depuis le début de ce printemps, elle s'est dérobée devant l'obstacle. Affolée par sa propre réponse, elle s'est arrachée à l'étreinte du garçon,
fuyant vers la haute bâtisse blanche,appelant autour de son corps le refuge de ses murs immuables.
La fraîcheur de l'herbe sous ses pieds nus l'apaise. Elle fait glisser la dernière sphère de nacre dans la boutonnière et murmure entre ses dents :
- --Jeudi 24 mai 1966 et Alexandra de Moncet est toujours vierge ! Décidément, ma pauvre vieille, tu ne seras jamais lady Chatterley !
Puis elle escalade les cinq marches qui mènent à la véranda et heurte de plein fouet l'homme qui sort du salon en compagnie de son père.
- --Sandra ! Qu'est-ce qui t'arrive ! s'écrie Adrien de Moncet.
- --Désolé, mademoiselle, dit l'inconnu en éclatant de rire, mais vous êtes dans votre tort.
- --Sandra, tu va faire des excuses immédiatement ! Je commence à en avoir assez de tes frasques !
- --Laissez, monsieur, ce n'est rien, intervient l'homme. Tout va bien mademoiselle ? Nous en serons probablement quitte pour une bosse.
- --Sandra ! sétrangle Adrien de Moncet.
Elle ne peut plus parler.elle regarde les mains qui enserrent ses épaules.Chaudes, fermes,douces, comme la soie de son chemisier. Les yeux qui plongent dans les siens sont très noirs et elle y lit de l'amusement.
Quelque chose d'autre aussi, qui fait monter une boule dans sa gorge. L'homme qui la tient dans ses bras a des cheveux bruns, avec une drôle de petite mèche qui lui retombe sur le front, des pommettes marquées, une bouche trop pulpeuse, presque féminine.
Un visage qui semble figé dans sa jeunesse, Sandra voit tout cela trè's vite, mais elle ne sent que se corps près du sien qui oscille. Elle ferme les yeux. L'homme raffermit son étreinte, mais le tremblement de ses doigts dit qu'il est troublé.
- --Sandra ! tonne son père, tu ne vas tout de même pas te trouver mal !
La voix dure, vibrante d'indignation, la ramène à la réalité.
Elle se redresse. Ses paroles s'adressent à l'inconnu, mais son regard est rivé à celui de son père.
La lueur qui y brille devrait faire frissonner de Moncet, mais l'ancien ambassadeur est bien trop rompu au déchiffrage du visage humain pour se laisser impressionner. Surtout quand il s'agit de sa fille.
- --Je...Je vous prie d'accepter mes excuses, monsieur..., bredouille Sandra.
Les mains quittent ses épaules. Elle en éprouve une curieuse souffrance.
- --Liewelyn. James Liewelyn.
Il sourit toujours, mais il n'y a plus la moindre trace d'amusement dans ses yeux. Juste une lumière intense.
- --Je suis enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle de Moncet.
C'est à ce moment-là seulement qu'elle remarque la légère trace d'accent qui donne sa voix cette qualité musicale, vibrante. Anglais ? Américain ? Sa tête recommence à fonctionner. Liewelin, ça sonne plutôt irlandais, conclut-elle.
- --Bien, puisque les présentations sont faites, je pense que vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que nous reprenions notre travail, mon cher James ?
Travail ? (Il travaille avec papa ?) pense Sandra. Curieux, ça. Il n'a certainement pas plus de vingt-cinq ans. Et depuis que ce cher Adrien a cessé de courir le monde, six ans auparavant, il fréquente surtout des vieux barbons. Le genre play-boy n'est pas très bien vu au quai d'Orsay.
- --Laisse nous maintenant, Sandra. Tu ne dois pas te changer pour le thé ou quelque chose comme ça ? Allez, va, petite.
Sandra tressaille, comme si elle venait d'être piquée par un scorpion. (Ma parole, il est en train de m'envoyer au lit comme un bébé ! . Et ce Liewelyn qui sourit. Il se moque de moi en plus !), pense-t-elle.
Furieuse, elle tourne les talons et s'engouffre dans le salon, non sans avopir adressé à son père un regard de châtelaine outragée.
Les deux hommes s'éloignent en riant vers le parc. Cachée derrière une des lourdes tentures jaune, Sandra les observe, et croit saisir des brides de conversation :
- --... encore une enfant... affection intense... depuis que sa mère..., fait le ténor de son père.
- --... charmante... très jeune..., répond le baryton de Liewelyn.
Exaspérée, Sandra les voit se diriger vers les peupliers. Mais qu'est-ce qu'ils complotent tous les deux ? Son père semble grave à présent. Il monologue, et son interlocuteur l'écoute avec attention. Rongée de curiosité, elle se demande ce que cet homme est venu faire ici et en quoi consiste ce fameux travail qui l'unit à son père.
La politique et ses ramifications diplomatiques ne l'intéressent pas le moin du monde. Mais James Liewelyn...
- --Vous, faites bien attention, dit-elle, un doigt pointé vers le vide, parce que nous nous reverrons.
Et elle monte bouder dans sa chambre.
Entre les murs beige rosé de sa chambre, Sandra tourne en rond. C'est Adèle, sa gouvernante, qui a choisi le papier mural, avec ces grosses fleurs fades, qu'elle voudrait gifler pour les voir rougir, ce couvre-lit en piqué blanc tellement frais, ces coussins de satin rose, ces rideaux ruchés.
Parfois monte en elle l'envie de tout saccager, de se ruer sur les vases anciens, de mettre le feu au bibelots de la vitrine, de lacérer les tableaux dégoulinant de romantisme. Mais à quoi bon ? Adèle, cette chère Adèle, qui continue à s'occuper si bien de la maison depuis le départ de sa mère, aurait ses vapeurs.
Elle ne trouverait rien de mieux que d'appeler Adrien, et qui sait si ce dernier n'aurait pas l'idée d'envoyer sa fille, cette drôle de sauvage qu'il regarde parfois en se demandant comment une créature aussi étrange a pu sortir de sa chair, chez ce bon docteur Blanchot, comme chaque fois qu'il ne comprend pas ses réactions.
Sandra a un sourire amer. Ce qu'il ne sais pas Adrien, c'est que son ami Blanchot, qui s'improvise psychologue à chacune de ses visites, a remarqué depuis longtemps, lui, que Sandra n'était plus une enfant. Et qu'il ne se conduit pas toujours en homme de science.
(Après tout, pourquoi pas ?) pense t-elle. Blanchot signifie Paris.
Elle ferait n'importe quoi pour quitter Rambouillet, cette fausse ville rétrécie par les conventions. Pourquoi n'a-t-elle pas le droit d'aller dans la capitale toutes les semaines, comme ses copines de lycée ?
- --Une de Moncet reste chez elle et ne s'ennuie jamais, lui serine Adèle chaque fois que Sandra exprime l'envie de sortir avec des amies, d'aller au cinéma, de faire l'une ou l'autre de ces choses qui permettent de continuer à vivre à seize ans.
- --Et maman, elle est restée chez elle ? se retient-elle de hurler à la pauvre Adèle.
Elle non plus ne comprendrait pas.
Sandra a planté ses ongles dans les rideaux. Mais elle sait déjà qu'elle ne les déchirera pas. Elle a trop envie de revoir Liewelyn, tout à l'heure, pour le thé. Ce n'est pas le moment de se faire remarquer. Pourtant, la tête d'Adrien devant sa chambre ravagée, quel beau spectacle sa ferait.
Pour qui se prent-il d'ailleurs, son père? Pour son directeur de conscience, sans doute. Il fait tout ce qu'il peut pour ne pas reconnaître que
- --Je ne suis plus une gamine, chuchote Sandra à son miroir, la bouche collée contre le verre froid.
Elle se dévisage sans aménité. Elle aime bien ses yeux violets, un peu bridés. C'est une couleur bizarre, mais originale. (Tu as les yeux de ta mère), dit toujours Adèle lorsqu'elle veut dire à Sandra qu'elle est belle. Le nez peut passer. En tout cas, il est droit, et pas trop long. Le menton est vraiment trop carré et puis cette lèvre inférieure qui est tellement charnue !
Mais dans l'ensemble, le visage est bien dessiné et ces petites taches de rousseur sur les ailes du nez lui donnent un air mutin. (Un visage d'aristocrate), dit encore Adèle, qui croit lui faire plaisir.
Agacée, Sandra enlève son chemisier, et ses deux seins durs, aux aréoles très large, viennent se plaquer contre la glace. Elle frissone comme si une main venait de s'emparer de ses pointes dressées.
Elle repense au garçon d'écurie. Mais c'est le visage de Liewelyn qu'elle voit. Elle s'écarte du miroir, regarde les deux traces rondes que sa poitrine y a laisser. Cela l'excite étrangement.
Sandra s'allonge sur son lit et glisse sa main sous le matelas. C'est là qu'elle cache les roman policiers qu'elle emprunte dans les librairies de Rambouillet, les jours de courage.
Car il est bien connue qu'une de Moncet ne saurait s'abaisser à lire des polars.
Elle ramène un exemplaire fatigué de l'espion qui m'aimait.
Un James Bond de la bonne cuvée , plutôt plus libéré que ses premiers titres. Une gomme marque la bonne page.
Sandra rassemble les coussins sous son dos nu, joue des épaules pour se creuser un trou confortable. Dehors l'air est immobile. C'est presque un après-midi d'été. Le livre est ouvert à la page 269.
Un instant plus tard, il est allongé près de moi.
Ses mains et sa bouche étaient lents, chargés d'électricité. Dans mes bras, son corps étais tendre et fougueux. Il me dit ensuite que j'avais crié à un certain moment. Je l'ignorais. J'avais seulement conscience d'avoir sombré dans un gouffre qui s'ouvrait...La main de Sandra fait sauter les boutons de ses jeans. Elle se glisse sous le whipcord brun et heurte presque aussitôt la rondeur du pubis. Sandra ne porte pas de culotte.
...un gouffre d'une exquise douceur, et que j'avais enfoncé mes ongles dans ses hanches pour être sûre de l'emmener avec moi.Les doigts s'emmêlent un instant dans la touffe ambré, trouvent la fente déjà humide. Sandra gémit. Sa bouche s'ouvre.
L'index et le majeur entament la ronde familière de l'extase.
Le livre tombe à terre avec un petit bruit mat que Sandra n'entend pas. Étendue sur le dos, son pantalon baissé sur des hanches à peine esquissées, qui laissent déjà deviner une plénitude savoureuse, elle est au Canada, dans un motel, et un agent secret de nationalité britannique (ou bien est-ce américaine ?) se penche sur elle.
Sandra se tourne sur le ventre. Le coton du couvre-lit agace ses seins, lui arrache un long frisson. Elle abaisse violemment son pubis dans le moelleux du matelas. Sa main n'a pas quitter sa place. Sa croupe se redresse, se tend, puis plonge à nouveau. Sandra halète et le son étoufé de sa propre voix augmente son plaisir.
Elle imagine qu'une verge prend possession de son sexe inviolé.
- --Attends..., pas tout de suite..., souffle t-elle. Je t'en supplie, encore un peu..., oh James !...
Elle pense Bond, mais elle voit Liewelyn. Elle va jouir.
La porte s'ouvre.
- --Sandra ! Tu vas être en retard pour le thé !
C'est comme une décharge de cent milles volts. Sandra c'est immobilisée. Sa main est toujours sur son sexe qui bat follement. Un gémissement de frustration s'étrangle dans sa gorge. Elle fait semblant de dormir.
- --Sandra, réponds-moi ! Tu dors ?
(Elle le fait exprès. Je sais qu'elle le fait exprès !) pense Sandra. Cette manie qu'elle a de ne jamais frapper. Pas question de bouger !
- --Sandra mon petit tu vas bien ? demande Adèle, intriguée par le silence de la jeune fille, qui lui tourne le dos.
Elle fait trois pas vers le lit.
- --Mmm...c'est toi Adèle ? Je m'étais endormie, dit Sandra.
Les pas s'arrêtent. Il était temps. Un peu plus et Adèle allait commencer à poser des questions sur la nouvelle manière de porter des jeans.
- ---J'arrive, ajoute-t-elle.
Un silence. Est-ce qu'elle va se décider à partir ? Sandra a envie de hurler. Son corps est douloureux à force de repousser l'orgasme.
- --Bien, déclare Adèle. Nous t'attendons.
La porte s'ouvre. Bruit de pas.
- --Sandra..., j'aimerais bien que même dans ta chambre ta tenue conserve un minimum de décence !
Le battant claque. Sandra expire bruyamment. Elle maudit Adèle. Elle maudit Rambouillet, elle maudit ses seize ans. Puis elle jouit en un cri muet.
Sandra s'habille devant son miroir. Elle enfile une robe à encolure carré qui lui arrive au-dessus du genou. Elle l'a raccourcie elle-même, en grand secret, et se réjouit déjà en imaginant les hurlements d'Adèle. Cette couleur abricot lui va vraiment très bien.
Elle enfile ses ballerines orange à petit talons et se dit que si James Liewelyn ne s'étrangle pas en la voyant entrer c'est qu'elle ne connaît rien aux hommes. Elle préfère ne pas penser à la réaction de son p&egrace;re.
Juste avant de sortir, elle pose un disque sur sa chaîne stéréo. Puis elle dévale l'escalier en courant.
Lorsqu'elle entre dans le salon, où Adèle a déjà servi le thé, les rolling stones hurlent
I can't get no satisfaction.Sandra a les yeux brillants et un petit sourire ironique aux lèvres.
- --Assieds-toi, Sandra, dit son père avec le plus grand calme. Ton thé va être froid.
Adèle lève les yeux sur elle, puis les replonge dans sa tasse, sans un mot. James Liewelyn n'est pas là.Elle en aurait pleuré. Mais une de Moncet ne pleure pas.