Roman

call-Girl
* Un mariage raté * (6)

La nouvelle de la grossesse asséna le coup de grâce à ma famille. On ne comprenait plus rien. Mais il fallut bien, cette fois, trouver une solution : on ne pouvait plus cacher la vérité.

Comme l'honneur de la famille ne permettait ni d'héberger une fille ingrate ni de marier l'héritière avec un chômeur-étudiant-un peu peintre, on me prépara une valise, puis on m'expédia en train à New Tork, chez une amie intime de ma mère, dont la discrétion était à toute épreuve.
Je vécus là quatre mois atroces. Prisonnière en quelque sorte, je m'ennuyais désespérément : plus d'amis, de nuits folles, de flirts ni de discussions. Isolée dans un milieu que je ne connaissais pas, je devais subir jour après jour, heure après heure, les conseils et les apitoiements de mon hôtesse.

Tout doucement, je m'habituai à l'idée d'avoir un enfant et je me pris même à le désirer, à imaginer ma nouvelle vie de mère et l'enfance qu'il aurait.
Mais la famille décida que cet enfant-là lui reviendrait. Que j'accoucherais à New York, et qu'il serait ensuite adopté par mes propres parents. Je ne l'entendais pas ainsi. Cette décision prise en dehors de moi me révoltait. Je fis venir Philippe à New York.

Philippe ne resta avec moi qu'une semaine à peine. Sur l'adoption de notre enfant, il n'avait aucune opinion. Le sujet le laissait indifférent. Il repartit comme il était venu, et je replongeai dans le plus profond ennui. Je tombai malade, de crainte, d'impuissance, de langueur. Mais ma fierté prit rapidement le dessus. Je n'allais pas me laisser marcher sur les pieds. Je devais prouver à tous qu'on ne pouvait disposer de moi sans mon consentement.

Je rentrai donc à Montréal. Je vis Philippe, lui exposai mon plan, le convainquit. J'allai m'installer chez mes parents et leur annonçai ma décision : Philippe et moi alions nous marier avant trois semaines. L'enfant nous appartiendrait. J'avais promis à Philippe que ce mariage ne nuirait en rien à sa liberté ; qu'il pourrait à sa guise fréquenter les amis de son choix. Et la perspective de profiter des bons soins pécunières de ma famille acheva de le persuader.

Mes parents protestèrent, pleurèrent sur l'honneur de leur nom, se désolèrent de la tournure des évènements, déplorèrent la fin de tous les espoirs qu'ils avaient mis en moi, s'inquiétèrent de l'avenir de mon époux noceur, artiste sans travail au talent incertain. Par lassitude, on me laissa agir à ma guise.

Ce furent de bien tristes noces ! J'arrivai à l'église dans un état proche de la crise de nerfs.
Une heure avant la cérémonie, je compris d'un seul coup tout ce qu'impliquait mon orgueilleuse décision. Je me jetais la tête la première dans une vie dont je ne voulais pas. Habituée aux multiples gâteries de mes parents, à leur servilité respectueuse, j'allais devoir me débattre toute seule avec, sur les bras, un bébé dont je ne saurais même pas m'occuper. Quand à Philippe, je n'attendais rien de lui. Je ne l'aimais pas, il ne m'aimais pas non plus. Comment allions nous concilier sonnalités exaltées ? J'entrevis d'interminables années de regrets, de banalités échangées du bout des lèvres et de rage retenue. Je faillis céder à la panique. Mais il était trop tard.
Malgré les recommendations sévères du curé de la paroisse, je portais une robe blanche, splendide, arrondie à la taille. La cérémonie fut expédiée par le curé courroucé de ma désobéissance. Philippe étalait sur son visage l'inquiétude et le désespoir. Il n'y eut pas de confettis, pas de sourires pour la photo. Il n'y eut pas de joyeux souhaits, pas de conseils rieurs aux jeunes époux ni de blagues sur notre voyage de noces. Tout le monde promenait un visage d'enterrement.

*****

Les premiers mois de vie conjugale ne furent quand même pas si mal. Ni Philippe ni moi ne travaillions, mais nos familles nous procuraient tout ce qu'il nous fallait. Nous flânions, partions en excursion, allions au cinéma. C'étaient des heures insouciantes et Philippe se montrait agréable compagnon.
Puis j'accouchai. C'était un garçon, beau comme son père. Il mourut à l'hôpital, le lendemain de sa naissance.

*****

Suivit une période curieuse. Attachés par je ne sais quel étrange lien, Philippe et moi restions toujours ensemble. Nous avions des goûts différents, des problèmes affectifs évidents, nous nous supportions difficilement, mais nous cherchions tous deux quelque chose d'impalpable, nous subissions tous deux des élans irrésistibles vers des limites jamais atteintes. Nous avions comme le besoin de nous faire très mal. Nos expériences sexuelles atteignirent des paroxysmes. Tous les gestes de sadisme, de masochisme, d'exhibitionnisme y passèrent. Il racontait à qui voulait l'entendre que j'étais sa "nature morte", qu'il m'accrochait au mur le matin et me reprenais le soir pour me jeter dans son lit. Il devenait cruel. Et je le lui rendais bien. Nous nous insultions devant nos amis, il me battait, je l'abreuvais d'injures.

Sans doute las de son inactivité, il décida un beau jour de travailler. Il avait entendu parler d'un atelier de dessin de mode à New York. Je le suivis là-bas, au frais de mes parents. Au début, son travail l'enthousiasmait, nos relations devinrent un peu plus normales. Mais bientôt, Philippe retomba dans ses habitudes et la maison se remplit d'amis homosexuels qu'il invitait sans pudeur à dormir auprès de nous. Des partouzes s'organisèrent, entre hommes seulement, et moi, je devais jouer l'hotesse. J'en eus bientôt assez. Moi qui n'ai de préjugés ni contre les homosexuels ni contre la drogue ou les partouzes, je n'arrivais plus à supporter le dégoût qui me levait le coeur. Je n'avais plus ma place dans cette maison. D'autant plus que j'étais encore une fois enceinte, et de cinq mois.

Je crois que Philippe ne se rendit même pas compte de mon départ. L'alcool l'avait endormi si profondément auprès d'un jeune éphèbe si attirant, que le remue-ménage de mes préparatifs ne l'éveilla même pas.

Je ne le revis que dix ans plus tard. Il était devenu célèbre dans son domaine ; il avait trouvé l'âme-frère et son bel équilibre lui était revenu.

Je n'est aucun regret de ces deux années-là. Elles sont passées comme les autres, avec leurs chagrins et leurs découvertes.


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