Roman

call-Girl
* Réflexions de nuit * (3)

Je ne me souvient pas de ma prime enfance. Je suis née je crois vers l'âge de cinq ans.

Ma mère et mon père m'ont fabriquée comme un pantin, ont résolu de faire de moi une jeune reine. Ils ont assemblé mes morceaux, les ont patiemment ciselés, mon cousu au corps des ailes d'or.

Des ailes qui me servent aujourd'hui à planer dans l'irréel, à tout tenter, à décoller de la terre lorsque la réalité égratigne mes nerfs, ma sensibilité. Ils m'ont faite pantin bien doté de ficelles, mais ils exigeaient à la fois que je me manipule moi-même. Triste aberration !

Dans un repaire jalousement garder de nuit, de trouble, de solitude. Comme lorsque, enfant, je fermais la porte de ma chambre pour m'isoler enfin dans l'univers de mes phantasmes, de mon intérieur unique, le seul qui m'appartienne. Je n'avais pas d'amis : ils se moquaient de moi, parce que je n'étais pas comme eux. Aujourd'hui, revanche qui n'en est peut-être pas une, je me sers des autres, indifférente, et je les rejette.

Je me définis aujourd'hui comme un travesti, peut-être celui que mon père devinait bêtement lorsqu'il me disait "Tu es le fils que je n'ai jamais eu, que j'ai tant désiré".

Je me travestis continuellement : j'emprunte les masques qui m'abritent, me protègent, contre les choses, contre les gens. Je ne leur laisse que mon corps, enveloppe trompeuse. Je les attire, les magnétise, les fait se coller à moi jusqu'à ce qu'ils se vident d'eux-mêmes, s'étouffent et soient rejetés, brisés, déchus.

Ma mère était une grande ambitieuse ; elle imaginait que je serais artiste, ballerine, en somme exposée aux regards. Elle se projetait en moi, transposait ses désirs, mais tuait mon enfance : mes élans propres, à peine amorcés se voyaient réprimés, compressés dans le cadre qu'elle m'avait forgé.

Je suis née à cinq ans. Du moin, c'est à cet âge qu'ont surgi mes tout premiers souvenirs : cours de danse intensifs, que j'avais en horreur, cinq fois la semaine, le samedi y compris ; cours de diction, de pose de voix, de peinture, Académie du bon parler français... qu'elle merde !

"Ah ! quel talent !" disaient mes professeurs à mes parents. "Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?" raillaient mes copains de classe. Et moi, complètement perdue, je pleurais.

Ma mère avant-gardiste et perfectionniste, me déguisait en clown, se rendait à New York m'acheter des vêtements dernier cri __de ces petites choses fragiles et tellement féminines, qu'il faut surtout ne pas salir__ qui étaient la risée des enfants du voisinage.

Mon adolescence s'est ainsi poursuivie, tellement dense de cette folle course à la mignardise, que je n'avais même pas le temps de me rebeller.

Me rebeller contre quoi, d'ailleurs... j'avais tout ce qu'une enfant peut désirer de cette société matérialiste. L'amour ne se vend pas, c'est vrai : il s'achète. Pendant près de quinze ans, les jeux spontanés sous toutes leurs formes m'ont été interdits. Sauf celui, gratuit et silencieux, de m'enfermer dans des chimères où je m'inventais d'autres vies.

J'ai laissé ceux qui m'ont frolée miser sur moi, comme au poker. Ils ont tous perdu. Je suis narcissique. Pas intéressée de communiquer. Seulement de prendre

Libertine, amorale, sans pudeur, j'ai une vie plus tortueuse que tourmentée. Quand je n'aurais plus rien à découvrir, quand le danger aura gagné sur moi, ce sera la fin. Surtout pas de routine. Je veux vivre comme je l'entends. Quand aux autres, ils peuvent tous crever autour de moi. Leurs cadavres sont plus touchants que leurs sourires. Tout cela me laisse froide.

*****

J'ai attiré mes amants, les ai ensorcelés. Je ne suis pourtant qu'un tout petit bout de femme bien ordinaire à regarder, on ne se méfie pas de moi. Mais j'ai le don de tisser une toile si parfaite, qu'on s'y englue sans même s'en rendre compte.

Pourquoi ? d'où me vient-elle, cette puissance d'emprise sur tout ce qui m'approche ? Je suis pourtant une femme quelconque, ni plus belle ni plus forte qu'une autre. Mais j'ai le sens du mensonge, du travesti, du déguisement, de la fuite élégante. Et j'aime le sexe.

Je suis finalement heureuse de mon univers. Il est créateur, baigne dans l'imaginaire. Je dors très peu, j'ai peur de trop dormir et de perdre cette fébrilité que mon éveil m'apporte.
J'aime la solitude du petit matin. Et la solitude tout court. Je me suis fabriqué un décor étrange, où je n'invite jamais personne. Seuls quelques rares intimes connaissent mon adresse. Je me réfugie quand bon me semble dans cet appartement où se côtoient le luxe et la sobriété. C'est mon ermitage, ma grotte à moi. Des miroirs bleutés : teinte de nuit, lignes recréées jusqu'à l'infini, dimensions ouvertes puis refermées, mon espace est en mouvement. Des objets noirs sans traits, formes sensuelles faite pour la main bien plus que l'oeil. Des tissus épais, soyeux, aux motifs touffus, aux couleurs magiques : des violets, des pourpres, des rouges sang. La forêt vierge et vénéneuse étalée sur les coussins, pendue aux fenêtres, accrochée aux murs et proliférant jusque sur les plafonds. Des tapis souples, chevelus comme des algues, sur des parquets lustré comme des eaux étales. Je vis là mes retraites, dans les ombres crépusculaires de ma petite planète, dans le désordre baroque de mes désirs enchevêtrés.
Et lentement, lourdement, enfin seule, je referme mes ailes.


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