Roman
call-Girl
* Nils* (13)
Peu de jour après, je faisais la connaissance de Nils.
Coup de téléphone en début d'après-midi, la routine habituelle.
J'accepte un client pour le soir même. J'enfile une jupe de tweed, un pull de cachemire, j'étend un peu de poudre sur mes paupières. Je saute dans un taxi, arrive à l'heure juste au bar du Regence Hyatt.
Je demande au barmaid ---J'ai rendez-vous avec monsieur Nils Olafson.
Monsieur Olafson vous attend, mademoiselle. Et d'un geste discret, il m'indique une table.
L'homme fume la pipe, tête penchée sur un épais bouquin qu'il semble étudier avec beaucoup d'attention. Il porte un col roulé bleu sous une veste de velour sombre. Une mèche blonde lui couvre un oeil.
Je m'approche lentement sans le quitter des yeux. Il lève la tête. Comme il est beau ! Il sourit, se lève, tend une main aux ongles carrés. Je suis séduite. Je suis incapable de parler, j'ai peur de briser le charme.
Il me regarde droit dans les yeux. Pas une seconde il s'est attardé à détailler ma silhouette, pour évaluer à qui il a affaire. C'est pourtant ce que mes compagnons provisoires font toujours.
---Que boirez-vous ? Il parle français, avec un accent légèrement guttural. Il est norvégien. Ingénieur. Amateur d'art et de théatre. La quarantaine toute fraîche.
---Autant vous le dire tout de suite, mademoiselle, je suis sexuellement impotent. Un accident. Je me contente donc de regarder.
Que dire ? Je ne sais pourquoi, mais je sens comme une déchirure dans ma poitrine. J'allume une cigarette. Je souris, la petite douleur s'est évanouie. Je le regarde et, à la même seconde, nous çlatons de rire. Je parle enfin :
---Vous connaissez Montréal ?
La conversation s'engage, souple, entrecoupée de longs silences qui me plaisent. Je me sens bien dans le silence.
Quand nous revenons d'une soirée en ville, vers une heure du matin, il neige ou il pleut, je ne sais plus. Je me souviens seulement de l'odeur mouillé de son cou quand il attire ma tête sur son épaule.
Je grelotte. Octobre est froid cette année.
La chambre est rouge, le lit immense et tout drapé de blanc. Les rideaux sont grand ouverts sur le scintillement de la ville ruisselante.
Nils éteint les lampes, enlève sa veste, ses bottes, rassemble les oreillers en un gros coussins et s'y adosse, au milieu du lit. Pas une parole entre nous. Il sait que j'ai compris ce qu'il attend de moi.
Je me place devant la fenêtre, dans la lueur orange et bleue de la nuit. Je croise lentement les mains sur ma poitrine, caressant mes épaules, ma nuque, laisse glisser mes mains sur tout mon corps,
m'attardant sur le ventre, les cuisses. Doucement je balance mes hanches, les épaules, je lève les bras, je danse. Peu à peu mon corps se réchauffe.
J'imprime mes mouvements de toute la sensualité dont je suis capable. Je glisse mes mains sous mon pull, le passe par-dessus ma tête. Je tourne le dos à Nils pour retirer ma jupe.
Je prend mon temps. Je danse sur des airs de blues. Je sais que Nils boit chacun de mes gestes. Je veux être la plus belle de toutes les images que son désir prisonnier lui suscite. Je suis complètement nu à présent. Je danse toujours.
Pour le faire sourire, je prend son veston, l'enfile, imite Charlie en marchand sur les talons. Puis jetant loin de moi le vêtement, je renverse la tête, faisant saillir mes seins, je me cambre, écarte les jambes.
Je fléchis les genoux, offre mon sexe à ses regards. Je ferme les yeux, une brûlure familière vient de surgir au bas de mon corps. Je goûte sa lente montée vers ma poitrine. Je suis toute fleur de peau. Je m'avance vers le lit.
Je me coule au côtées de Nils et longuement j'apprivoise mon désir. Je me caresse, je me baigne dans le frémissement voluptueux de mes sens. Et quand enfin éclate mon orgasme, un lourd gémissement sort de la poitrine de Nils.
Alors, seulement, Nils touche ma main, penche son beau visage tourmenté vers le mien et presse ses lèvres entrouvertes sur ma bouche. Elles ont un goût de larmes.
*****
Oui, je suis amoureuse. Passionnément amoureuse de Nils, de ses silences, de son sourire qui surgit aussi lumineux qu'un arc-en-ciel à travers la pluie. J'ai devant moi deux semaines pour vivre cette chose si neuve que je ne connaissais pas encore ;
le grand amour. Car Nils repartira, ses affaires conclues, vers sa lointaine Norvège, le bout du monde, le début des longs chagrins sans lui.
Ne pas le perdre. Respirer à ses côtés la lourde volupté qui nous enveloppe dès que nous somme ensemble. Jouir pour lui.
Le temps presse. Il me faut lui parler, lui dire ce projet fou qui s'est emparé de toutes mes pensées. Quelques phrases suffiront, parce qu'il a le même désir que moi. Il va plus loin, il glisse le mot mariage. Je flotte
dans une joie juvénile.
L'automne est gris. Nils doit rentrer plus tôt que prévu. Il est entendu que j'irai le rejoindre au printemps. Quand j'aurai liquidé mes petites affaires ici.
Toutes les semaines, une lettre ; de temps en temps, un téléphone. Puis un mois de silence. J'appelle, il n'y a jamais de réponse. Un jour, une petite lettre mince, une écriture que je ne connais pas.
Dans un mauvais français, une femme, la soeur de Nils, m'apprend qu'il est à l'hôpital. Cancer incurable. Déjà, Nils ne peut plus écrire, il a du mal à parler, il est assommé de drogues. La page est tournée.
*****
Alex, Carlo, Nils. La mort me frôle mais me trouve insensible. Chacun suit son chemin et quand la route s'interrompt au-dessus du vide, ceux qui restent n'y peuvent rien. La mort n'est pas triste, c'est un état de fait. Adieu Alex, adieu Carlo, adieu Nils mon amour.
Je vous retrouverai tous, à mon heure, dans la grande fête du néant. Ce qui est passé est passé, ce qui vient ...passera.
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